Pierre Jourde, des mots après la déchirure

En 2005, Pierre Jourde a failli être lynché par des habitants de son village d’origine. Ils se sont sentis offensés par l’hommage qu’il leur rendait dans un de ses ouvrages. La première pierre revient sur ces événements.
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par Eric Bulliard

On sent encore la douleur, la blessure qui ne se fermera pas. Et le besoin de l’analyser. Avec La première pierre, Pierre Jourde cherche à comprendre pourquoi des amis de toujours l’ont chassé à coups de cailloux. Pourquoi un livre écrit en hommage au hameau où sa famille a vécu depuis des siècles et où lui-même revient chaque année peut déchaîner haine et violence.

L’histoire remonte à 2005, deux ans après la parution de Pays perdu. Pierre Jourde y décrivait la vie d’un village d’une vingtaine d’habitants, en Auvergne. Une vie rude, où «les dieux qui régissent cette terre» se nomment Alcool, Hiver, Merde, Solitude. Il y voit de la beauté, «de la royauté dans l’alcool, de la noblesse dans la solitude, de la grandeur dans la merde.»

Dans son esprit comme dans celui de son éditeur, Pierre Jourde a écrit une célébration de ce village qu’il aime tant, de ce monde qui disparaît. Celui de la petite paysannerie, où la fenaison et l’estive sont encore des fêtes. Sauf que les habitants l’ont mal pris, même si la plupart n’ont pas lu le livre. De retour en famille pour les vacances, Pierre Jourde a failli être lynché. Des pierres ont volé, son bébé d’un an s’est retrouvé en sang. L’écrivain se défend. Coup de poing, blessure. Un procès suivra, où des villageois seront condamnés.

Par amour du pays
Sans chercher à se justifier ni à s’excuser (de quoi, d’ailleurs?), Pierre Jourde analyse, dissèque les faits avec une rigueur et une précision exemplaires. Tout est malentendu, dans cette histoire. Le livre, pour autant qu’il ait été lu, n’a pas été compris. «Bon sang (…) si tu as écrit ce livre, c’est par amour du pays, tu y viens deux ou trois fois par an depuis ta naissance, comment peut-on supposer autre chose? Il suffit de lire», écrit Pierre Jourde en s’adressant à lui-même.

«Et les lazzis bien balancés, les répliques qui tuent, les histoires habilement construites, les flagorneries matoises, les mystifications?»

Malentendu aussi dans la manière dont les faits ont été présentés dans les médias: un intellectuel face à des paysans qui «n’ont pas les mots» pour se défendre. Erreur: «C’est un étrange mépris que de méconnaître la capacité qu’on peut avoir là-haut à se servir de mots. (…) A combien de joutes verbales n’as-tu pas participé durant les repas? Et les lazzis bien balancés, les répliques qui tuent, les histoires habilement construites, les flagorneries matoises, les mystifications?»

«Tu n’étais pas d’ici»
Reste un autre malentendu, plus profond. Pierre Jourde s’est toujours senti chez lui, dans ce village. Il y a enterré son père, il y possède une maison de famille. Mais les parties de belote, les canons bus chez les uns et les autres, le réveillon où il a invité tout le village cachaient cette vérité: «Tu comprends brusquement, pauvre naïf petit bonhomme, qu’il en a toujours été ainsi, cela ne date pas du livre, si profond que soit ton attachement à ces lieux dans leurs moindres détails, quels qu’aient été les sourires et les mots aimables, ils avaient décidé, dès le début, que tu n’étais pas d’ici.»

Au-delà de l’histoire personnelle de Pierre Jourde, La première pierre se révèle aussi comme une passionnante évocation de la puissance de la littérature, une exploration des liens entre fiction et réalité. Des difficultés à dire les choses, à montrer cette campagne reculée dans toute sa rudesse, son âpreté.

«Ce que chacun sait, il ne faut pas que tout le monde le sache»

L’écrivain a refusé d’idéaliser sa région, y compris en parlant de la merde qui envahit les rues au passage des troupeaux, de l’obscurité des maisons, des gens qui ont des dents ou des phalanges en moins. Et ils ont pris ça pour du sarcasme, du mépris.

Dire la complexité
Pierre Jourde a certes modifié les noms, mais, pour le reste, son texte se situe au plus près de la réalité. «Ce que chacun sait, il ne faut pas que tout le monde le sache», reconnaît-il à propos d’un secret de famille qu’il dévoile dans le livre.

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Désormais, il doit vivre avec cette déchirure, «amputé d’un lieu qui est toi-même». Rejeté par la plupart des habitants, il continue à se rendre dans son village, sans chercher à renouer les liens: «C’est terminé, et à jamais, et c’est très bien ainsi. Il y a le sang d’un gamin d’un an entre nous.»

 Dans un style à la fois âpre et fluide, ample et tendu, Pierre Jourde signe un livre poignant, trouve les mots pour dire l’après-déchirure. Il les brandit face à toutes les incompréhensions, en tirant une leçon des ragots qui ont suivi le procès: «Et c’est à partir de là que tu as commencé à comprendre à quoi servait la littérature: à tenter d’opposer, à toutes ces fictions rudimentaires, la complexité du réel.»

 

 


Pierre Jourde
La première pierre
Gallimard, 208 pages

notre avis: ♥♥♥

Le livre de la discorde

paysperduC’est un livre âpre, rude et magnifique comme les vies qu’il décrit. Paru en 2003 aux Editions L’Esprit des péninsules, Pays perdu sent la sincérité à chaque ligne. Pierre Jourde a évité les pièges de la nostalgie niaise et de l’idéalisation. Ici, les mains sont dures et épaisses, les habits sales s’entassent dans des fermes sombres, l’alcool allège la solitude. Difficile de croire que ce vibrant hommage à un hameau isolé, à un mode de vie qui disparaît, ait pu déchaîner tant de haines. Mais il y a des choses qui ne se disent pas, qui ne se gravent pas dans un livre. Souvent, Pays perdu raconte une vie pas si éloignée de celle que l’on connaissait encore ici, il y a peu. Et l’on se dit que ce même livre, consacré par exemple aux alpages gruériens, aurait pu déclencher le même type de malentendu…

 

 

 

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