Fantômas, la force obscure

On pense connaître Fantômas, marqué à jamais par les films avec Jean Marais et Louis de Funès. Erreur! Il est d’abord un symbole qui a inspiré avant-garde et surréalisme. Une édition complète des romans originaux donne à voir le vrai visage du monstre.fantomas

par Romain Meyer

– Fantômas!
– Vous dites?
– Je dis… Fantômas.
– Cela signifie quoi?
– Rien… et tout!
– Pourtant qu’est-ce que c’est?
– Personne… mais cependant quelqu’un!
– Enfin, que fait-il ce quelqu’un?
– Il fait peur!!!

Le dialogue introductif de Fantômas dit déjà tout du personnage, insaisissable, multiple, omniprésent et omnipotent. Fantômas, empereur du crime, maître de l’effroi, réceptacle parfait de la négation du monde. Tout à la fois période, sentiment, frayeur de civilisation, il incarne le Mal. Croquemitaine de la fin de la Belle Epoque, le personnage est aujourd’hui réduit le plus souvent aux films d’André Hunebelle, tournés dans les années 1960 avec Jean Marais et Louis de Funès. Trois pantalonnades à mille lieues des personnages originaux. Pourtant, quel destin il a vécu auparavant!

Fantômas a tout connu: le cinéma dès 1913, la bande dessinée, le feuilleton radiophonique, le pastiche (le Signé Furax de Pierre Dac et Francis Blanche). Avec des déclinaisons italiennes ou mexicaines. Mais Fantômas est d’abord une création romanesque de Pierre Souvestre et Marcel Allain. Le duo écrira 32 romans, entre 1911 et 1913, soit une moyenne d’un par mois (!). Trente-deux histoires machiavéliques qui n’avaient jamais été rééditées dans leur version originale.

Textes remaniés
Après la mort de Pierre Souvestre en 1914, Marcel Allain retravaille les textes. Par la suite, certains éditeurs taillent dans le récit pour le faire correspondre à des formats de poche, allant jusqu’à retrancher près de 400 pages à l’histoire originale… Les titres seront modifiés dans les années 1930, en mentionnant chacun le nom de Fantômas, beaucoup plus vendeur. Travesti, affadi, raccourci ou ridiculisé, le maître du mal avait de bonnes raisons de vouloir retrouver, plus d’un siècle après, son éclat d’origine. C’est chose faite grâce à la première compilation intégrale des 32 romans originaux réalisée par Matthieu Letourneux et Loïc Artiaga, publiée en huit volumes chez Bouquins. Les deux premiers viennent de sortir.magrittefantomas

On a oublié à quel point ce personnage au loup et au chapeau haut de forme – pas de masque bleu! – figure dominatrice de la littérature populaire du début du XXe siècle, a marqué les avant-gardes artistiques de son époque. Pour Blaise Cendrars, «Fantômas, c’est L’Énéide des temps modernes». Guillaume Apollinaire le rejoint et s’abandonne à cette admiration dans Le Mercure de France du 16 juillet 1914: «Fantômas est, au point de vue imaginatif, une des œuvres les plus riches qui existent.» En compagnie de Max Jacob, Apollinaire fondera d’ailleurs la «Société des amis de Fantômas» en 1912.

Un roman à voir
Libertaire, bafouant les lois et la morale, antihéros de la marge, Fantômas devient synonyme de modernité, de renouveau de la matière poétique. Ce qui fascine, c’est sa capacité d’occuper aussi naturellement les derniers moments du feuilleton populaire – à la suite des Mystères de Paris d’Eugène Sue – et les premiers pas du cinéma, dès 1913, sous la caméra de Louis Feuillade. La modernité de Fantômas tient aussi à son caractère «cross média», totalement inédit à l’époque. La richesse de ce roman – «écrit n’importe comment, mais avec beaucoup de pittoresque» selon Apollinaire – vient d’abord de son étonnante multiplicité artistique.

Fantômas, c’est la ville, celle qui, en s’illuminant à l’électricité, cache ses poubelles dans les ombres, là où naît l’imaginaire macabre, là où prolifère le sordide.

Autre modernité: son ancrage dans sa réalité contemporaine. Les nouveautés techniques – voiture, métro, téléphone – sont partie prenante de l’intrigue. Fantômas, c’est la ville, celle qui, en s’illuminant à l’électricité, cache ses poubelles dans les ombres, là où naît l’imaginaire macabre, là où prolifère le sordide. La plupart des «cas étranges» présentés sont tirés des journaux et rangés par les auteurs dans «l’armoire aux trucs», pour être ressortis au bon moment. Avec l’avantage de parler aux lecteurs d’alors.fantomascover

Dans leur préface, Loïc Artagia et Matthieu Letourneux dévoilent les autres conditions de production. La vitesse est le maître mot: vitesse du récit pour retenir le lecteur, mais aussi d’écriture. Plu­sieurs centaines de pages sont fabriquées chaque mois, car Fan­tômas sort directement en roman bon marché. Une révolution dans l’édition populaire. Souvestre et Allain n’écrivent pas: ils dictent… Les ouvrages sont enregistrés sur des rouleaux de cire de quelques minutes, à chaque fois effacées et réutilisés…

L’inconscience du mal
Ce sont toutes ces modernités qui fascinent les avant-gardes. Et après eux les surréalistes, qui l’érigent en une figure légendaire: son surnom d’«homme aux 100 visages» ne rejoint-il pas en négatif l’Ulysse de L’Odyssée, «l’homme aux mille ruses», ou Protée le métamorphe? Aragon y voit le représentant de la beauté moderne, Ernst Moerman un alter ego. La peinture s’empare aussi du personnage. Magritte surtout. Investissant les souterrains de Paris, régnant sur la population des égouts, Fantômas apparaît comme un nouveau Minotaure, une entité infernale incarnant les sombres circonvolutions de l’inconscient. Mythes et psychanalyse…

Personnage dépourvu de substance – il est mauvais parce qu’il est mauvais, sans autre motivation – Fantômas constitue d’abord la justification de ressorts scénaristiques: il favorise le suspense, les retournements alambiqués voire délirants.

Des nombreux «méchants» populaires de cette époque d’avant-guerre, il sera le seul à connaître le privilège des arts «sérieux»: exit Zigomar, même le grand Fu Manchu, le génie maléfique chinois à l’origine de l’expression «le péril jaune», n’a pas reçu tant d’honneur. Personnage dépourvu de substance – il est mauvais parce qu’il est mauvais, sans autre motivation – Fantômas constitue d’abord la justification de ressorts scénaristiques: il favorise le suspense, les retournements alambiqués voire délirants. C’est ce qui le remplit de sens, que le succès du duo Jean Marais-Louis de Funès a voilé, et que réhabilite une nouvelle lecture.

Pierre Souvestre et Marcel Allain, Fantômas, édition intégrale, tomes 1 et 2, établie et présentée par Loïc Artiaga et Matthieu Letourneux, Bouquins, 1312 et 1280 pages

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