Le théâtre sous le regard affûté du philosophe

Philosophe parmi les plus réputés au monde, Alain Badiou est aussi un dramaturge et un spectateur exigeant. Son Eloge du théâtre propose une passionnante réflexion sur «le plus complet des arts».comediefrancaise

par Eric Bulliard

Et si, quelques minutes, nous nous arrêtions pour réfléchir? Sans forcément se prendre la tête. Juste s’aérer l’esprit par quelques réflexions. C’est ce que propose le philosophe et dramaturge français Alain Badiou, dans une conversation avec le journaliste Nicolas Truong. Paru sous le titre Eloge du théâtre, leur revigorant dialogue (donné en public lors du Festival d’Avignon l’été dernier) permet de s’interroger sur le «plus complet des arts».

Alain Badiou, 76 ans, vient d’être classé par Le Nouvel Observateur parmi les 25 «penseurs qui comptent» aujourd’hui dans le monde. Mais l’auteur de L’être et l’événement est aussi un dramaturge et un spectateur exigeant. Qui, explique-t-il, s’efforce d’entrer dans la salle sans préjugés, mais ne craint pas de s’éclipser (discrètement) s’il ne se sent pas «convoqué au vrai théâtre».

De Sophocle à Bernard-Marie Koltès, en passant par Molière, Brecht et Pirandello, une constante dans ce «vrai théâtre»: il «sert à nous orienter et c’est pourquoi, quand on en a compris l’usage, on ne peut plus se passer de cette boussole». Encore faut-il clairement distinguer l’art («invention de for-mes neuves adéquates à une distance prise avec ce qui domine») du divertissement («pièce constitutive de la propagande dominante»). Ou, en d’autres termes, le vrai théâtre du «théâtre», entre guillemets, «installé, certes, mais dans une routine conservatrice et/ou consumériste».

La vraie comédie ne nous divertit pas, elle nous met dans l’inquiétante joie d’avoir à rire de l’obscénité du réel.

N’allons pas croire pour autant que ce «vrai théâtre» n’est que sérieux et intellectuel. L’humour peut aussi en faire partie: «La vraie comédie ne nous divertit pas, elle nous met dans l’inquiétante joie d’avoir à rire de l’obscénité du réel», affirme Alain Badiou. Qui touche là au point essentiel: le théâtre a un lien avec le réel, avec la critique du réel, la pensée du réel. Avec la philosophie, autrement dit.

Entre la danse et le cinéma
Les deux disciplines sont d’ailleurs nées en même temps, au même endroit, en Grèce. «Au fond, estime Alain Badiou, théâtre et philosophie ont la même question: comment s’adresser aux gens de façon à ce qu’ils pensent leur vie autrement qu’ils ne le font d’habitude?» Seul le moyen change: «Le théâtre est en rivalité avec la dialectique philosophique parce qu’il va non pas l’enseigner, mais la jouer, la montrer, en faire saisir les facettes réelles.» Le théâtre ne vit que par la représentation: il a lieu, ici et maintenant, et forcément devant un public.

Autant dire que nous sommes bien loin de l’idée d’un spectateur passif, du simple spectacle divertissant. D’ailleurs, «le théâtre n’a pas pour vocation de basculer du côté du spectacle», selon Alain Badiou. Il le situe plutôt entre la danse et le cinéma. Avec le second, il partage une relation à l’image. Avec la première, le rapport au corps.

La grandeur de Molière était précisément de mêler l’énergie corporelle et verbale de la farce à l’expression textuelle raffinée des passions et des décisions.

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Si le texte demeure primordial – comme «garantie ultime que le théâtre n’est absorbé ni par la danse ni par l’image» – l’aspect physique reste lui aussi constitutif de cet art. «La grandeur de Molière était précisément de mêler l’énergie corporelle et verbale de la farce à l’expression textuelle raffinée des passions et des décisions.» Tout ceci en fait «le plus complet des arts» ou «un art supérieur», selon la formule de Mallarmé.

Ne pas expliquer, montrer
Pas question pour autant de tomber dans la démonstration ou le didactisme: «Le théâtre ne donne pas d’explications, il montre!» Et ce qu’il montre, selon Badiou, c’est «la tension entre la transcendance et l’immanence de la pensée». Autrement dit, la tension entre l’idée comme «plus puissante que nous-mêmes» (l’honneur pour Rodrigue dans Le Cid) et son incarnation dans un corps (le désir, l’amour de Rodrigue pour Chimène… fille de celui qu’il doit tuer pour sauver son honneur).

Alain Badiou, c’est un des principaux intérêts de ce bref ouvrage stimulant et accessible, met ici des mots sur une expérience ouverte à tous. Pas d’élitisme dans ses propos: le vrai théâtre demeure accessible à tous. Il a d’ailleurs souvent emmené au théâtre «des gens qui n’y allaient jamais, en particulier des ouvriers d’origine étrangère ou des jeunes déscolarisés». Tous ont trouvé cela extraordinaire, mais ont continué, ensuite, à penser que «ce n’était pas pour eux».

Reste sa solution: rendre le théâtre obligatoire, «de même qu’on a rendu obligatoire l’instruction publique». Parce que, oui, aller au théâtre peut se révéler aussi essentiel pour comprendre le monde que savoir lire, écrire et compter…

Alain Badiou, avec Nicolas Truong
Elo­ge du théâtre
Flammarion / 96 pages

notre avis: ♥♥♥

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