Junji Ito, l’horreur au coin de la case

L’imagination de l’auteur de manga Junji Ito semble sans limite lorsqu’il s’agit de mettre à mal l’homme et la société. Le prince de l’horreur «made in Japan» fait l’objet d’une intégrale en français.
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par Romain Meyer

Des rêves qui durent des jours, des mois, des années peut-être, mais dont on se réveille le lendemain; un tunnel qui attire les hommes et garde leur âme prisonnière; des statues vengeresses, gardiennes du temps et de la haine; ou encore un village qui se nourrit de ses habitants…

Le tunnel, dernier recueil en date des récits de l’auteur de bande dessinée Junji Ito, reflète les différentes facettes de l’imaginaire du Japonais, entre horreur et surréalisme. Ce tome regroupe cinq histoires parues originellement en 1997. Il ajoute une nouvelle pierre aux œuvres complètes que les Editions Tonkam consacrent à ce mangaka prolifique et totalement original (une vingtaine de volumes sont déjà parus).

La spécialité de Junji Ito? Les récits à faire peur. Il est même le plus emblématique représentant de la «J-Horror» – l’horreur version nippone. Le mouvement est apparu au tournant des années 1990 et a connu un succès international grâce à ses déclinaisons cinématographiques: Tetsuo, Audition, Ring, Dark Water ou encore Ju-On. Le style, le rythme, l’ambiance, l’angoisse générée, tout diffère des films horrifiques occidentaux. Le souffle est nouveau, la psychologie se mélange au fantastique.

Jeune fille en fleur
Des recettes que Junji Ito maîtrise dès son premier récit – un classique publié en 1987 dans un magazine pour jeunes filles: Tomié. Cet ensemble d’histoires se base sur une trame simple et tordue: une demoiselle – toujours la même – fait tourner la tête de ses amoureux et les pousse à la tuer de façon horrible. Elle se régénère et se lance dans une vengeance aussi terrible que sanglante. Une peur du mâle nippon?

Ce synopsis tortueux a été adapté plusieurs fois sur grand écran (des films inédits en français). Tout comme son ouvrage, peut-être le plus fameux du mangaka, et le plus glaçant: Spirale (Uzumaki), histoire d’une ville envahie par des… spirales. Un chef-d’œuvre créé par un improbable Lautréamont. Et que dire de Gyo, où le monde est envahi par des poissons morts mécanisés…

Le choix de la BD
La grande spécificité de Junji Ito – avec son imagination morbide – est bien le médium qu’il a choisi pour s’exprimer. La bande dessinée n’est pas adaptée pour raconter l’horreur: la vision générale des deux pages empêche de surprendre le lecteur. Elle n’a pas non plus tous les artifices du cinéma, pas de musique évocatrice ni de mouvements de caméra surprenants. Il faut néanmoins montrer, ce qui empêche la distillation et la suggestion de l’angoisse comme l’autorise la littérature. Un entre-deux qui constitue la singularité du 9e art, mais aussi un obstacle dans ce cas. Une difficulté que la BD franco-belge, plus picturale, n’a presque jamais réussi à surmonter.

L’auteur aime s’en prendre au corps qu’il désacralise, démembre, dépossède, mélange, déconstruit, agrandit, modifie, en mille-pattes, en ballon, en poussière, à travers un mur…

Il en va autrement du manga, qui possède notamment moins de cases par page: le rythme de lecture y est plus rapide, l’immersion plus facile. La surprise est possible. Comme l’avaient déjà compris les prédécesseurs et modèles du genre: Shigeru Mizuki (NonNonBâ), Kazuo Umezu (L’école emportée) ou encore Hideshi Hino (Panorama de l’enfer).

Etrange extrême
A bientôt 50 ans, Junji Ito a parcouru tous les chemins de l’étrange et du fantastique noir. Chez lui, ce dernier débarque toujours dans le quotidien le plus banal, la plupart du temps celui de collégiens. L’Autre bizarre, un lieu perdu, un objet maudit, le temps qui s’évanouit… Il explore les situations classiques du genre pour en donner une nouvelle lecture, grotesque, surréaliste, démesurée, quitte à en faire trop. La réalité s’affaisse dans des jeux de miroirs déformants. La société se délite. Les certitudes scientifiques perdent la raison. Comme les individus.

L’auteur aime s’en prendre au corps qu’il désacralise, démembre, dépossède, mélange, déconstruit, agrandit, modifie, en mille-pattes, en ballon, en poussière, à travers un mur… L’homme n’est plus qu’un jouet et sa chair devient le reflet de la déchéance, mais aussi de la faiblesse et de l’incapacité à dominer son destin. Yeux sans pupilles cernés de noir, pâleur du physique et des âmes sont les marques de cet abandon de l’esprit chez le maître Ito. Et ils sont légion dans sa société.

Junji Ito
Le tunnel
Editions Tonkam

notre avis: ♥♥♥

 

 

 

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