Rachid Taha, prophète d’un Orient désorienté

Ce vendredi sort Zoom,le neuvième album de Rachid Taha, toujours en déséquilibre entre ses racines arabes et des influences puisées au cœur de l’histoire du rock. Rencontre à Genève, autour d’un verre de vin.

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par Christophe Dutoit

Le rendez-vous était donné, mercredi en dix, dans la tour de la RTS à Genève. Devant le hall d’entrée, Rachid Taha tire avec frénésie sur la cigarette du condamné. «Non, impossible de fumer à l’intérieur, Monsieur», sanctionne le garde-chiourme maison qui sert de guide à l’invité du jour. «Alors, on peut avoir un coup de rouge pour l’interview?» demande le malicieux chanteur, coiffé d’un borsalino rayé, d’un élégant costard sombre (mais la cravate desserrée, pas question de ressembler à George Clooney quand même) et des pompes de loubard new-yorkais. Le truc est infaillible dans ce milieu-là. Si l’habit ne fait pas le moine, les santiags font à coup sûr le chanteur de rock…

On monte au dixième étage du building de la télé. Dans un salon cosy et vitré, Rachid Taha s’affale sur un canapé de cuir assorti aux bleus de son âme. L’interminable attente sur son verre de vin lui donne l’occasion d’une digression savoureuse. «Un copain m’a récemment initié au vin. Tu sais, il y a 3600 sortes de vins en France! Incroyable. Ça fait toujours une bonne raison de boire un coup…»

Ode à l’ivresse
Il part en éclats de rire, vous tutoie, vous tape sur l’épaule comme si on était des vieux potes. Il prend ma main: «Je vais te raconter une histoire: un jour, je prenais le train pour voir mes parents à Lyon. Mes amis buvaient du whisky, du gin et moi du vin. Un monsieur assis à côté de nous me récite alors, en français, un quatrain d’Omar Khayyam, un poète soufi de la fin du XIe siècle. C’était très beau.» Quelque chose qui aurait résonné comme ceci: «Puisque tu ignores ce que te réserve demain / Efforce-toi d’être heureux, aujourd’hui / Prends une cruche de vin, va t’asseoir au clair de lune et bois / En te disant que la lune te cherchera peut-être vainement, demain.»

Mais revenons à nos brebis. Le garde-chioume ne nous a donné que vingt minutes chrono pour parler de Zoom, le neuvième album du Français, né près d’Oran (Algérie) en 1958.

Quand je m’occis du manque d’Orient / Qu’aucun soleil ne m’emmène / Vers des chats aux yeux persans / Qu’aucun vent ne vient d’Aden / Pour me sabler le champagne / Qu’aucun tapis ne m’envole.»

Un disque de rock, en déséquilibre entre ses racines maghrébines et sa culture puisée au cœur de l’histoire du rock. «Oui, je suis un Oriental désorienté. Cet album, je l’ai écrit la nuit et je l’ai enregistré la journée.» Derrière sa barbe de plus en plus grise, son sourire respire d’espièglerie. «J’ai rencontré Justin Adams, qui a produit les derniers disques de Robert Plant. Il est venu manger à la maison, on a bu des coups et je lui ai fait écouter mon univers: Elvis Presley, Alan Vega, Oum Kalthoum…»

A six heures du matin
Le résultat de la rencontre est bluffant de fraîcheur et de spontanéité. Dès le titre d’ouverture Wesh (n’amal), les influences s’entrechoquent, se télescopent, s’enchevêtrent. Il enchaîne avec Zoom sur Oum, où il fait dialoguer un sample raï de «la quatrième pyramide d’Egypte (Oum Kalthoum)» et un texte au scalpel de Jean Fauque (parolier de Bashung): «Quand je m’occis du manque d’Orient / Qu’aucun soleil ne m’emmène / Vers des chats aux yeux persans / Qu’aucun vent ne vient d’Aden / Pour me sabler le champagne / Qu’aucun tapis ne m’envole.»

Ce cercle des influences s’élargit encore avec cette reprise hallucinée d’O sole mio, ou plutôt une relecture d’It’s now or never, la version qu’Elvis dépoussiéra dans les années soixante. Et, comme toujours avec Rachid Taha, les chansons prennent des tours plus politiques lorsqu’il fustige le mariage forcé (Jamila) ou la xénophobie, dans sa mise au goût du jour de Voilà, voilà (avec Brian Eno, cette fois-ci), un titre publié en 1993 sur son deuxième album.

«Comment naissent mes chansons? Je n’en sais rien. Parfois après une cuite, comme Algerian tango. A six heures du matin, je me suis mis au piano, j’ai appuyé sur la touche tango, et allez hop.» La chanson finira en duo avec Mick Jones, guitariste des Clash, pote de la première heure punk, qui n’hésite pas à monter sur scène avec lui, comme lors des dernières Transmusicales de Rennes. «Un truc furieux, sophistiqué, généreux.»

Le maigre ballon de rouge arrive enfin. L’occasion d’un nouvel aparté. «J’ai un point commun avec Frank Zappa. Un jour, il a dit: “Il n’y a que ceux qui ont mangé du couscous qui peuvent comprendre ma musique…” Moi aussi, je l’ai dit un jour, sans savoir.»

Après vingt-cinq ans de fidélité à sa maison de disques, Rachid Taha a fait table rase du passé. Sur scène aussi, il tournera ce printemps avec une nouvelle formation, «nettement plus punk». Il se marre. «Je connais des mecs qui disent: “Moi, cette année, je vais faire des concerts acoustiques.” Pauvre con, va! Arrête de dire n’importe quoi. Tourner tout seul à la guitare, quand tu peux jouer avec des machines et des guitares… Non! Moi, ça me gêne.»

Pressenti durant tout l’hiver pour jouer aux Francomanias, Rachid Taha sera finalement à l’affiche de Festi’Neuch, le 2 juin.

«Un peu un prophète»
Au fait, qu’a-t-il ressenti lorsque les manifestants tunisiens du Printemps arabe reprenaient ses chansons en chœur? «Attends papa, des gens ont enfin compris ce que je dis. Je retourne en Tunisie ces prochains jours. Là-bas, je suis un peu un prophète.»

Ce qui manque chez nous, ce sont les neiges éternelles. On n’a que des dictateurs éternels. Nous avons semé une graine qui a donné de la mauvaise herbe.

Il sourit. Bien sûr qu’il y croit un peu. Mais il est d’abord un rocker, dans le sens basique du terme. Un disciple d’Elvis, avec les paillettes sur le costume. Il revient à la charge. «C’est un printemps qui dure. (Il regarde les contreforts du Jura) Ce qui manque chez nous, ce sont les neiges éternelles. On n’a que des dictateurs éternels. Nous avons semé une graine qui a donné de la mauvaise herbe. Que choisir entre la peste et le choléra? Qui soutient les nouveaux gouvernements dans les pays arabes? L’Arabie Saoudite, avec l’appui de l’Occident, qui joue un double jeu.»

Des petites grenades
Dans ses yeux, on sent tout à coup le sang monter. «La mort d’Hugo Chavez m’a affecté. Un dictateur qui donne accès à l’école à des gamins, qui donne à bouffer aux familles et qui envoie ch… la CIA, ça fait quand même plaisir!»

La colère ne redescend pas. A l’image de Voilà, voilà, Rachid Taha est enragé. «Il y a des bombes dans ma musique. Des petites grenades. J’en ai marre d’écouter des choses cool. Je ne dis pas que c’est moins bien. Mais je crois qu’il faut avoir la rage. A Paris, les poubelles du Carrefour débordent et, à côté, plein de gens qui n’ont rien à bouffer. C’est peut-être primaire, c’est peut-être naïf et j’en suis désolé: mais, ça me fait gerber. Dans ce monde, si on n’a pas la rage, il faut vivre dans les films de Walt Disney…»

Rachid Taha, Zoum, Naïve/Musikvertrieb, www.rachidtahaofficial.com

Neuchâtel, Festi’Neuch, le 2 juin 2013, www.festineuch.ch

 

 

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