Marie Ndiaye, d’une effrayante placidité

NDIAYE Marie photo C. Hélie Gallimard COUL 2 11.09Trois ans après avoir reçu le prix Goncourt, Marie Ndiaye revient avec Ladivine. Un roman vertigineux, où l’élégance de l’écriture permet de fouiller au plus profond de l’âme humaine. De préférence du côté sombre.

par Eric Bulliard

Les témoignages existent, de ces écrivains qui peinent à se remettre après le prix Goncourt. Rien de tel chez Marie Ndiaye: un peu plus de trois ans après avoir reçu la plus haute récompense littéraire française pour Trois femmes puissantes, la revoici en pleine forme, en pleine possession de son art. Au point que Ladivine paraît même plus fort, plus ample, plus ambitieux que son précédent roman.

Comme pour tous les grands livres, résumer celui-ci tient de la gageure. Il démarre avec Clarisse Rivière, jeune femme qui a choisi de cacher sa véritable identité. Elle se nomme Malinka, personne ne le sait, si ce n’est sa mère, qu’elle vient trouver, en catimini, une fois par mois. Le roman suit à la fois ces deux destins, puis celui de la fille de Clarisse, Ladivine (qui est aussi le prénom de la mère).

Il est donc question de filiation, mais aussi de relations de couple, de mensonges, de reniement des origines. Des thèmes dont Marie Ndiaye traite en happant le lecteur dans sa phrase qui se déroule, qui coule, ample et fluide. Avec une élégance classique, qui rend d’autant plus prégnante la violence du propos.

Une histoire de rythme
Parce que tout est loin d’être rose dans le monde de Ladivine. D’une placidité presque effrayante, le roman parle aussi de meurtres, d’une disparition, de déchirures, de honte et de culpabilité. Dans une envolée caractéristique de Marie Ndiaye, il flirte aussi avec le fantastique et le conte, en particulier avec ce chien mystérieux qui apparaît alors que Ladivine, son mari et leurs enfants vivent des vacances cauchemardesques dans un pays exotique.

Certes, on n’entre pas dans un roman de Marie Ndiaye comme dans le premier polar venu. Il faut se laisser bercer par le rythme de sa prose, accepter de la suivre dans son subtil jeu sur la chronologie, dans ses changements de points de vue. On passe ainsi d’un personnage à l’autre, pour mieux revenir au précédent et repartir ensuite. Une sorte de virtuosité tranquille poussée à son paroxysme dans ce Ladivine.

«Car c’était ainsi…»
Au-delà de cette construction et de cette langue magnifique, le roman se révèle également d’une puissance psychologique assez exceptionnelle. Les personnages et leurs tourments intérieurs sonnent incroyablement juste. Tout comme la description de Clarisse en femme fondamentalement bonne et simple, ainsi que le considèrent sa fille et son mari: «N’avaient-ils pas été parfois gênés, aux rares occasions où ils voyaient du monde, par son silence souriant et anxieux, son visage immobile aux lèvres toujours légèrement ouvertes, son habitude aimable, farouche, intraitable de ne tenir jamais le moindre propos personnel?»

L’élégance classique de la langue rend d’autant plus prégnante la violence de cette histoire de honte, de meurtre, de déchiruresrégnante la violence de cette histoire de honte, de meurtres, de déchirures

Pivot du roman, cette Clarisse-Malinka laisse glisser sur elle la vie et ses aléas, sans réagir, même lorsque sa fille commence à se prostituer: «Ladivine, sa fille, était persuadée que Clarisse Rivière ne voyait sincèrement rien de mal à cela, qu’elle était incapable de juger de ce fait, car c’était ainsi et tout ce qui était devait être admis.» De même, la description des sentiments que ressent Ladivine envers ses propres enfants, après un drame survenu en vacances, frappe par sa violence sèche: «Ladivine avait honte de leur compagnie. Elle les trouvait d’une laideur qui l’inquiétait sourdement pour elle-même.»

Itinéraire d’une surdouée
Autant dire que l’allure tranquille de cette prose se révèle trompeuse. En réalité, Ladivine fouille au plus profond de l’âme humaine, sans craindre de creuser dans ses recoins les moins ragoûtants, avec un sens de l’image qui claque: «Son amour pour sa mère lui était une nourriture âcre, impossible à avaler.» On sort quelque peu étourdi par ce lent tourbillon, par la richesse de ce roman à la fois complexe, ample et d’une absolue limpidité.

Née dans le Loiret d’une mère française et d’un père sénégalais, Marie Ndiaye franchit ainsi une nouvelle étape dans sa trajectoire de surdouée. Repérée à 17 ans par Jérôme Lindon (alors directeur des Editions de Minuit), prix Fémina pour Rosie Carpe (2001), Goncourt huit ans plus tard, elle a aussi été la première auteure à entrer de son vivant au répertoire de la Comédie-Française (Papa doit manger, 2003).

A 45 ans, désormais installée à Berlin, elle signe là un roman vertigineux et confirme qu’elle fait partie des écrivains français les plus intéressants du moment. Et que le Goncourt, loin de la bloquer, lui a donné un élan supplémentaire vers les sommets.

Marie Ndiaye
Ladivine
Gallimard, 416 pages

notre avis: ♥♥♥♥

 

Entretien avec Marie Ndiaye, à propos de «Trois femmes puissantes»:

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