Nick Cave, crooner des ténèbres de l’âme

nickaAprès cinq ans d’éclipse, Nick Cave reforme ses Bad Seeds sous un jour nouveau. Les guitares en sourdine, il ne délaisse néanmoins pas les climats fiévreux et angoissés qui ont fondé sa musique depuis trente ans.

Christophe Dutoit

En 1987, les anges Cassiel et Damiel (magnifique Bruno Ganz) assistent au concert survolté de Nick Cave dans Les ailes du désir, le film mythique de Wim Wenders. Dans un Berlin encore emmuré, le grand public découvre la musique de cet étrange corbeau underground au physique malingre, à la coiffe ébouriffée et au magnétisme irrésistible. Vingt-cinq ans plus tard, le chanteur australien n’a toujours pas succombé à l’overdose d’excès que d’aucuns lui prédisaient alors…

Mieux encore. Cette semaine, Nick Cave publie Push the sky away, le quinzième album enregistré avec ses Bad Seeds, le groupe à géométrie variable qui donne corps à ses furies depuis 1984. Dès les premiers accords de Jubilee Street, les années ne semblent pas avoir eu prise sur sa musique, hors du temps et hors des modes depuis les premiers soubresauts de From her to eternity.

N’empêche. Après les départs successifs de Blixa Bargeld et Mick Harvey, les deux fidèles lieutenants guitaristes de sa garde rapprochée, on ne donnait plus cher de ce groupe vieillissant, menacé d’avoir perdu son âme sur la route. Sur la retenue, comme aux plus belles heures de The boatman’s call (1997), Nick Cave livre ici une cinglante réponse.

Sur des rythmiques qui tournent faussement en boucle, We no who ’u ’r ouvre les feux avec ses lentes mélopées et ses touches de flûtes impromptues: «The tree don’t care what the little bird sings» (L’arbre se fiche bien de ce que le petit oiseau chante), croone le quinquagénaire affûté comme rarement.

Frein à main tiré, Nick Cave refuse délibérément de livrer le combat sur le ring. Les guitares ferraillent en sourdine, tandis que les violons acides de Warren Ellis, désormais son alter ego, marquent de leurs saillies les couplets de Water’s edge.

Ce lent démarrage aurait pu provoquer des assoupissements si le fiévreux Jubilee Street n’était pas venu rappeler que les Bad Seeds étaient passés maîtres dans l’art de ménager le suspense et de concocter des atmosphères suffocantes, dont on espère être libéré par une explosion rédemptrice qui ne se décide jamais à arriver. Bref, de la belle ouvrage, dont les paroles ciselées au cutter évoquent les ténèbres de l’âme humaine, qui ne déparera pas dans la longue liste des classiques de Nick Cave.

Robert Johnson et Lucifer
Malgré une poignée de titres moins pertinents (que diable font Mermaids ou Wide lovely eyes sur ce disque?), Push the sky away s’achève en apothéose avec deux compositions qui valent à elles seules le détour. D’abord Higgs boson blues, une épopée lyrique digne d’un Dylan au sommet de son art, qui convoque aussi bien le fantôme de Robert Johnson et «sa guitare à dix dollars», Lucifer en personne ou la belle Mylie Cyrus, qui «flotte dans une piscine à Taluca Lake».

Taillé dans le marbre à coups de guitares saillantes, ce blues macabre semble ne jamais devoir en finir, surtout dès lors que le groupe à l’unisson lâche les chevaux et desserre – enfin – le frein à main le temps d’une chevauchée intrépide qui se conclut par cette sentence définitive: «You are the best girl I ever had / I can’t remember anything at all» (Tu es la meilleure fille que j’ai eue / Je ne me souviens de plus rien du tout).

Ce disque serait pessimiste en diable si l’on n’en sortait pas grâce au titre qui donne son nom à l’album, Push the sky away, une ballade aérienne jouée à l’orgue, qui résume l’esprit fondamental de Nick Cave: «Certains pensent que ce n’est que du rock’n’roll / Mais cela atteint directement ton âme / Continue juste à pousser le ciel au loin.»

Nick Cave & The Bad Seeds
Push the sky away.

Le concert de ce jeudi soir à Los Angeles est retransmis en direct, dès 2 h, à l’adresse www.youtube.com/user/NickCaveTV

 

S’il fallait n’en conserver que trois

nickfromFrom her to eternity (1984)
Non, l’Australie n’a pas accouché que d’AC/DC! En 1978, la déferlante punk atteint les antipodes lorsque le jeune Nicholas Edward Cave, 21 ans, monte son premier grou-pe, The Boys Next Door, bientôt rebaptisé The Birthday Party. Le brûlot se consume rapidement en quelques albums. Echoué à Londres en 1984, Nick Cave forme sur ces cendres les Bad Seeds, avec lequel il enregistre From her to eternity. D’emblée, le chanteur livre sa version torturée d’Avalanche, de Leonard Cohen, puis vire crooner underground avec celle d’In the ghetto, immortalisée jadis par Elvis Presley. Les guitares indomptées et le chant faussement mélodieux du titre phare signe l’acte de naissance d’un rock gothique et ténébreux.

nickseedsLive seeds (1993)
Exilé à Berlin, Nick Cave écrit quatre albums coup sur coup avec ses fidèles guitaristes Mick Harvey et Blixa Bargeld (chanteur d’Einstürzende Neubauten). Sa longue apparition dans Les ailes du désir, de Wim Wenders, se taille la part du mythe et résume parfaitement les Bad Seeds sur scène, mélange de moiteur ivre, d’envolées lyriques, de rage contenue… ou non. En 1989, le chanteur pose son baluchon à São Paulo et teinte son album The good son de saudade brésilienne. Parfois trop polie sur disque, sa musique retourne à l’état sauvage sur scène, comme en témoigne Live seeds, enregistré sur la tournée d’Henry’s dream en 1992. Un disque brut, crasseux et diablement efficace, qui a le mérite de condenser sur une seule galette haletante les dix meilleures années de sa carrière.

nickgrindermanGrinderman (2007)
Depuis le milieu des années 1990, Nick Cave alterne les disques fiévreux (Let love in, en 1994, ou No more shall we part, en 2001), les succès commerciaux (le duo Where the wild roses grow, avec Kylie Minogue) et les albums assagis (The boatman’s call, en 1997). En 2007, l’année de ses cinquante ans, il s’offre une cure de jouvence avec un projet parallèle nommé Grinderman (formé avec trois autres Bad Seeds). Le temps de deux albums et de rares concerts, le groupe délaisse toute forme de fioritures et balance un garage rock uppercut très rafraîchissant, qui rappelle ses débuts bruyants avec The Birthday Party. A l’opposé, Nick Cave compose plusieurs musiques de films avec son violoniste Warren Ellis (notamment The proposition, dont il a également écrit le scénario).


 

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