Elliot Perlman, le monde en mémoire

Avec La mémoire est une chienne indocile, l’Australien Elliot Perlman signe un roman ambitieux et virtuose. Il mêle l’histoire du XXe siècle à celle de vies new-yorkaises ordinaires.

par Eric Bulliard

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C’est un livre impressionnant, démesuré, virtuo­se. Il donne le sentiment d’embrasser toute l’histoire du XXe siècle. Presque le monde entier et toute l’humanité. La mémoire est une chienne indocile entremêle fiction et faits historiques, réflexion sur la Shoah et sur le mouvement pour les droits civiques, histoire d’amitié et portrait de l’Amérique d’aujourd’hui. Rien que ça.

Guère étonnant, dès lors, qu’Elliot Perlman ait besoin de près de 600 pages pour rassembler les pièces de ce foisonnant roman. On ne pourra pas reprocher un manque d’ambition à cet auteur australien, né en 1964 et révélé en 2005 par Ambiguïtés. Tout au plus une tendance à tisser des fils un peu artificiels, à laisser trop apparente l’architecture rigoureuse de son livre.

En fil rouge, deux trajectoires s’entrecroisent. Dont celle de Lamont Williams, jeune Noir du Bronx à peine sorti de prison. En période probatoire, il trouve un emploi au service d’entretien d’un hôpital de Manhattan, où il se lie d’amitié avec Henryk Mandelbrot. Un vieux Juif rescapé des camps, cancéreux en phase terminale, heureux de trouver une oreille attentive à ses souvenirs.

L’autre destin aussi se retrouve lié à la Shoah. Professeur d’histoire à Columbia, Adam Zignelik traverse une mauvaise passe: son couple bat de l’aile et son poste à l’université est remis en cause. Dans un dernier sursaut, il découvre des enregistrements inédits, les premiers témoignages sonores de survivants de l’Holocauste.


Pionnier de l’histoire orale
Comme le dit Adam Zignelik dans un de ses cours: «On ne sait jamais quels peuvent être les liens entre les choses, les gens, les lieux, les idées. Mais il y a des liens.» La mémoire est une chienne indocile se cons­truit autour de cette idée.

Adam, tout comme Charles McRay, son meilleur ami, est le fils d’un héros des luttes afro-américaines. Quel rapport avec la Seconde Guerre mondiale? «Une bonne part de l’impulsion du mouvement des droits civiques est venue de ces soldats démobilisés et je ne pense pas que les gens le sachent», lâche un jour William, père de Charles.

C’est en enquêtant sur cette piste qu’Adam tombe sur les enregistrements d’un certain Hen­ry Border, psychologue de Chicago, qui s’est rendu en Europe dès la fin de la guerre pour rencontrer des survivants des camps. Ce «pionnier de l’histoire orale» a enregistré «les histoires des gens, à grands frais, sur ses deniers personnels, à une épo­que où à peu près personne n’avait rien envie de savoir».

Tout cela pourrait paraître long et ennuyeux, mais Elliot Perlman construit en réalité un roman passionnant, fondé sur une documentation solide.

Sous les traits de ce Henry Border se cache en réalité David P. Boder, auteur de Je n’ai pas interrogé les morts: La mémoire est une chienne indocile mêle avec aplomb fiction, réalité historique et réflexion sur la transmission, sur la mémoire. Les souvenirs romancés de Henryk Mandelbrot naissent eux aussi d’une réalité, la plus horrible, qui court du ghetto de Varsovie à Auschwitz. Là où, «en voyant la montagne de corps qui l’attendait, Mandelbrot comprit que le jour tel qu’il l’avait connu avait pris fin à jamais. Il avait pris fin, non seulement pour lui, mais aussi pour le monde.»

Tout cela pourrait paraître long et ennuyeux, mais Elliot Perlman construit en réalité un roman passionnant, fondé sur une documentation solide. Où se côtoient les souvenirs de la mutinerie d’Auschwitz (le 6 octobre 1944) et des «Neuf de Little Rock», les «premières collégiennes noires ayant tenté de s’inscrire dans une école publique de l’Arkansas». Le tout avec une solide trame narrative (avec rebondissements et suspense) et une habileté épatante à se mouvoir dans ce tourbillon.

Un va-et-vient
Un regret toutefois, face à quelques maladresses de traduction ou au manque de relecture: «Certains cherchaient le Dieu qu’ils avaient tant cherché à satisfaire…» «Personne n’a encore été capable les dénicher.» Broutilles, sans doute, qui ne viennent pas vraiment gâcher la lecture, mais peuvent agacer.

Reste une œuvre riche, émouvante, saisissante dans son va-et-vient entre l’histoire de gens ordinaires et celle du XXe siècle. Avec, en filigrane, cet appel venu du fond des camps d’Auschwitz: «Ce fut ainsi que tard dans la nuit, dans le froid de ce début d’hiver 1944, les prisonniers du sous-sol crièrent tous ensemble à quiconque réussirait à survivre: “Dites à tout le monde ce qui s’est passé ici.” “Dites à tout le monde ce qui s’est passé ici.” “Dites à tout le monde ce qui s’est passé ici…”»

Elliot Perlman
La mémoire 
est une chienne indocile
Robert Laffont / 592 pages
notre avis: ♥♥♥

 

 

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