Shalom Auslander, contre l’espoir, l’humour

Anne Frank n’est pas morte dans les camps: elle se cache dans le grenier d’une maison où s’installe une famille. Sur cette idée folle, l’Américain Shalom Auslander construit un roman hilarant et iconoclaste.shalom

par Eric Bulliard

Ce gars-là a une immense qualité: il n’a peur de rien. Après un récit autobiographique (La lamentation du prépuce, 2008) et un recueil de nouvelles (Attention, Dieu méchant, 2009), Shalom Auslander livre L’espoir, cette tragédie. Un premier roman où l’écrivain américain laisse libre cours à son humour ravageur.

L’histoire se construit autour d’une idée délirante: avec son épouse, leur jeune fils et sa mère mourante, Solomon Kugel s’installe dans un village de l’Etat de New York. Alerté par d’étranges bruits dans le grenier, il découvre une femme très âgée, en piteux état, qui affirme se nommer Anne Frank. Après avoir survécu au camp de Bergen-Belsen, elle a continué de se cacher et d’écrire.

Anne Frank n’a plus rien de la jeune fille qui a ému ses lecteurs («trente-deux millions d’exemplaires, ce n’est pas rien»). La voici aigrie, puante, exigeante… «Une vieille siphonnée» dont Kugel veut se débarrasser: «Etait-ce si difficile de faire partir de chez soi une rescapée de l’Holocauste cacochyme? Il jouerait du Wagner. Il prendrait un berger allemand…»

Tout est de ce tonneau, dans L’espoir, cette tragédie. Plus de 330 pages d’humour corrosif et désespéré, fondé sur une théorie qui a donné son titre au livre. Elle est développée par le professeur Jovia, «esprit universel»: «La principale source des malheurs de ce monde, la cause essentielle de l’angoisse, de la haine, de la tristesse et de la mort (…), c’était l’espoir.» Parce que les pessimistes, explique-t-il, ne partent pas en guerre.

Des écureuils à la paternité
Dans son entreprise de démolition satirique, Shalom Auslander vise large. Son antihéros s’en prend aussi bien aux écureuils («que des créatures aussi débiles puissent avoir une apparence aussi charmante prouvait bien que la nature n’était pas si bien faite que ça») qu’aux conducteurs de camionnettes: «La police devrait avoir le droit d’arrêter les conducteurs de camionnette sans raison. La raison, c’est ta camionnette, connard!» Passent aussi à la moulinette la mode du bio, le recyclage des déchets, l’inutilité des médicaments…

C’était déjà criminel d’avoir condamné un nouvel être à vivre, mais la vie était une peine que les imbéciles purgeaient plus facilement.

Même la paternité n’échappe pas à ses sarcasmes: Kugel regrette que son fils soit reconnu comme extrêmement intelligent. «Ce qui ne faisait qu’exacerber [son] sentiment de culpabilité pour l’avoir mis au monde. C’était déjà criminel d’avoir condamné un nouvel être à vivre, mais la vie était une peine que les imbéciles purgeaient plus facilement.»

Dérision et réflexion
Son rire irrévérencieux prend aussi pour cible la mère du narrateur, juive traumatisée par la guerre, qui, chaque matin, se réveille en hurlant. Elle reste persuadée qu’ils vont revenir, «ces salauds». Sauf que «mère n’en avait jamais connu une seule, de guerre. Ni de près ni de loin, à moins de compter les soldes chez Bamberger le lendemain de Thanksgiving.»

Derrière ses allures de pochade, L’espoir, cette tragédie n’évite pas les interrogations sur la difficulté de vivre, de créer dans un monde qui a connu la Shoah. «Pas de poésie après Auschwitz, a dit Theodor Adorno. Et que penses-tu du fait de rire, Theo? De glousser? De baiser? Tout ça est pire que la poésie, d’autant que celle-ci était déjà morte.» Le roman démontre ainsi que la dérision n’empêche pas la réflexion, qu’elle peut même la stimuler.

L’oubli? Et pourquoi pas?
Shalom Auslander se penche aussi sur le thème de la mémoire, de la transmission, ce besoin, après chaque drame, d’affirmer «n’oublions jamais». Il souligne par exemple que la guerre des Balkans a parfois été appelée la guerre des grand-mères, parce que «durant cinquante années de paix, c’étaient elles qui avaient rappelé à leur progéniture les raisons de leur haine mutuelle, raconté à leurs petits-enfants les atrocités passées, les horreurs de jadis. N’oubliez jamais! s’écriaient-elles, alors les petits-enfants se sont souvenus et ils en sont morts.»

Anne Frank dans tout ça? Elle reste là, dort la journée, écrit la nuit. Mais Shalom Auslander donne l’impression d’être avec elle comme son personnage: il ne sait pas très bien qu’en faire… Et comme ni la narration ni le style ne semblent guère le préoccuper, son récit tourne un peu en rond, autour de cette excellente idée de départ. N’empêche qu’il forme un tourbillon irrésistible où l’on croise Spinoza, Elie Wiesel et Stan Laurel.

Shalom Auslander
L’espoir, cette tragédie
Belfond / 336 pages
notre avis: ♥♥♥

 

 

 

 

Posté le par admin dans Littérature Déposer votre commentaire

Ajouter un commentaire