Joël Dicker, mécanique pour Goncourt?

Près de quarante ans après Chessex, Joël Dicker pourrait devenir le second Suisse à obtenir le prix Goncourt. Roman virtuose, La vérité sur l’affaire Harry Quebert se révèle époustouflant, mais ne cache pas quelques faiblesses.

par Eric Bulliard

Mardi, vers 13 h, le restaurant Drouant, à Paris, frémira de sa folle agitation annuelle. Les dix membres de l’Académie Goncourt auront choisi parmi quatre finalistes. Et peut-être que Joël Dicker sera devenu le second Suisse à obtenir le plus prestigieux prix littéraire français, près de quarante ans après Jacques Chessex.

Avec une différence de taille: alors que L’ogre, en 1973, était une œuvre majeure en forme de quintessence de la littérature romande (ou plutôt valdo-calviniste, mais on ne va pas chipoter), La vérité sur l’affaire Harry Quebert balaie cette tradition d’un souffle ravageur. Retour sur le phénomène inattendu de cette rentrée littéraire.

Tout commence par un bouche à oreille flatteur, d’élogieuses critiques sous les plumes les plus réputées et une sélection sur la première liste du Goncourt, début septembre. Le bruit se répand: un jeune Suisse a écrit, à la mode américaine, un pavé de presque 700 pages, que l’on ne peut plus lâcher une fois commencé.

Belle gueule, propre sur lui, bon client à la télé comme à la radio, Joël Dicker, juriste genevois de 27 ans, avait publié Les derniers jours de nos pères, ce printemps. Premier roman, premier début de réputation. Mi-octobre, La vérité sur l’affaire Harry Quebert fait sensation à la Foire du livre de Francfort, où ses droits sont achetés dans une trentaine de pays.

Récemment, ses coéditeurs (le Suisse L’Age d’homme et le Français De Fallois) ont annoncé un deuxième tirage de 20000 exemplaires (il en faudra au moins dix fois plus en cas de Goncourt), après un premier à 50000. Egalement en lice pour l’Interallié (mais éliminé du Femina), le roman vient de recevoir le Grand Prix de l’Académie française.

Revers du succès
Jamais sans doute un écrivain de Suisse romande n’avait connu un tel engouement médiatique. Pierre Assouline et Bernard Pivot n’ont pas caché leur admiration (tous deux sont membres de l’académie Goncourt), François Busnel, rédacteur en chef du magazine Lire considère ce roman comme l’un des deux meilleurs de l’automne (avec Quel trésor! de Gaspard-Marie Janvier). Phénomène connu: un tel succès agace et certains critiques se sont payé violemment Joël Dicker (David Caglioli, par exemple, sur le site du Nouvel Observateur). Alors, que vaut vraiment cette Vérité?

Autant l’affirmer tout net: le livre est exceptionnel… avec pas mal de faiblesses. Marcus Goldman, le narrateur, est un jeune romancier new-yorkais à succès, mais en panne d’inspiration. Quand, à l’été 2008, son ami et mentor Harry Quebert se retrouve accusé de meurtre, il le rejoint dans sa petite ville du New Hampshire. On a retrouvé dans le jardin de ce célèbre écrivain le cadavre d’une jeune fille disparue à 15 ans, en 1975. Marcus Goldman apprend que son ancien professeur avait eu une relation avec cette Lolita contemporaine et qu’elle lui aurait inspiré son chef-d’œuvre. Il va tout faire pour prouver l’innocence de son vieux maître.

Tourbillon virtuose
Sur cette trame somme toute basique, Joël Dicker tisse une histoire à rebondissements avec une habileté bluffante. Jouant avec les codes du thriller, il multiplie les intrigues secondaires et les coups de théâtre jusqu’à plus soif et construit une mécanique imparable, impressionnante d’habileté. De roublardise, presque, sans jamais nuire à la fluidité de la lecture. Il s’appuie aussi sur le truc rebattu du livre que le narrateur se met à écrire, pour le pousser au bout de sa logique. Au bout de ce tourbillon virtuose, on se dit que rarement un pavé de presque 700 pages n’aura paru si court…

Joël Dicker n’est pas Philip Roth ni James Ellroy. Il serait plus proche d’un Douglas Kenendy: son livre reste avant tout un page turner, presque un exercice de style, du genre: «Et si j’écrivais un thriller américain?»

«Un bon livre, Marcus, est un livre que l’on regrette d’avoir terminé», lâche Harry Québert. La vérité est donc un (très) bon livre. Le problème, avec une machinerie aussi soignée, c’est que les rouages apparaissent au grand jour. Aussi jouissive soit-elle, La vérité sur l’affaire Harry Quebert laisse voir quelques faiblesses. Ces extraits des Origines du mal, par exemple, roman de Quebert présenté comme LE chef-d’œuvre américain du XXe siècle. Alors que ce que nous en lisons apparaît bien niais. Quelques personnages semblent aussi faiblards, comme la caricature de la mère juive ou la jeune Nola: on imagine mal un adulte normalement constitué tomber amoureux de cette petite tête à claques…

N’est pas Ellroy qui veut
Gardons-nous aussi de prendre ce roman pour ce qu’il n’est pas: difficile – même si la quatrième de couverture et certains critiques voudraient nous convaincre du contraire – d’y voir une profonde réflexion sur la littérature, sur la justice, sur la société américaine. Joël Dicker n’est pas Philip Roth ni James Ellroy. Il serait plus proche d’un Douglas Kenendy: son livre reste avant tout un page turner, presque un exercice de style, du genre: «Et si j’écrivais un thriller américain?»

Qu’il obtienne ou non le Goncourt, Joël Dicker aura réussi une entrée fracassante en littérature. Au-delà des questions sur la suite de son œuvre, sur la manière d’assumer un tel succès, l’essentiel reste là: on ne peut que se réjouir qu’après Quentin Mouron (La Gruyère du 11 octobre) se lève une autre nouvelle voix dans notre petite Suisse. Une voix ambitieuse, décomplexée, ouverte. Si peu romande, si peu Chessexienne.

Joël Dicker
La vérité sur l’affaire Harry Quebert
L’Age d’homme / De Fallois, 672 pages
notre avis: ♥♥♥

 

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