Haneke, l’amour pour unique raison

«Tout ça est franchement palpitant. A cette heure-ci, d’habitude, je roupille. Le taux de sucre est dans les chaussettes.» Jean-Louis Trintignant s’empare d’un texte et rien d’autre n’existe plus. Disparu le boulot, les congés en ligne de mire, les femmes et les enfants. Les guerres, on ne sait plus qu’elles sont là. Sa voix, son énonciation, c’est un archet qui fait vibrer les cordes sensibles d’un violoncelle magique. Du vent passe au travers de ses lèvres et c’est une suite de Bach à chaque fois.

Amour, de Michael Haneke, a remporté la Palme d’or au dernier Festival de Cannes. Avant d’annoncer le lauréat, le président du jury Nanni Moretti a rappelé «la contribution fondamentale des deux acteurs principaux». Jean-Louis Trintignant fait résonner le film infiniment. On est saisi par cet homme à l’écran, captivé par l’expression de ses regards, secoué par le moindre tremblement de ses doigts. Il arrime le spectateur à son corps et à sa voix. Le réalisateur ne procède pas autrement. Haneke ne laisse rien dépasser de sa caméra. La mise en scène est impressionnante de maîtrise, à la fois de l’espace et du temps. Le point de vue tient toujours le spectateur à la bonne distance. Lorsqu’on s’éloigne par un cadrage qui prend la mesure d’une vie ordinaire, un deuxième nous rapproche d’un visage qui évoque considérablement. Chaque plan dure sans s’attarder.

On ressent l’émotion, on ne s’enlise pas. Le pathos n’a pas cours. Dès lors que la caméra entre dans l’appartement parisien en même temps que les secours, le spectateur plonge sans jamais se noyer. Un générique décharné fait apparaître le titre en grandes lettres blanches sur fond noir. La première séquence laisse entrevoir le cadavre d’une femme dont on a auréolé la tête de pétales de fleur. On pense à la chronique d’une mort annoncée, avant de se rappeler qu’on vient de lire «Amour» en lettres blanches.

Car il s’agit de cela avant tout. L’amour jusqu’au bout entre un homme et une femme. Tous deux octogénaires, l’un chancelant, l’autre grabataire. D’un côté, Georges qui aime Anne et qui doit vivre tout ce temps où il la voit mourir. De l’autre, Anne qui aime Georges et qui doit survivre tout ce temps où elle le voit souffrir. Ce temps meublé par les contraintes auxquelles on n’échappe pas (les courses, le ménage, la toilette), ce temps qui fait appel aux souvenirs d’une longue vie passée ensemble. Aux côtés de Jean-Louis Trintignant, Emmanuelle Riva est bouleversante d’engagement physique. Tous deux insufflent une telle humanité à leur personnage. A plusieurs reprises, on croit les voir danser l’un contre l’autre, oubliant un instant que c’est la seule façon pour eux de tenir debout.

Le texte, simple et beau, peut s’avérer redoutable et tranchant: c’est le cas lorsque Georges se lance dans le récit extraordinaire d’un enterrement pathétique ou lorsqu’il dialogue avec sa fille (Isabelle Huppert). Entre parents et enfants, le scalpel d’Haneke opère également. Ainsi, Georges qui répond au chagrin ingrat de sa fille et de son époux: «Je n’ai pas le temps de m’occuper de votre préoccupation.» «Amour (…) n’est ni une expérience agréable ni un film tous publics», pouvait-on lire cette semaine dans Le Matin. Nous pensons le contraire. Certaines scènes sont sans doute éprouvantes, mais elles s’inscrivent dans une humanité qui les éclaire. C’est parce que le spectateur éprouve le film qu’il s’agit d’une expérience. Une expérience pour tout le monde, parce que chacun, d’une manière ou d’une autre, a été confronté au sujet ou le sera un jour. Aucune ombre au tableau de cette critique, en ce qui nous concerne. Un peu comme dans une déclaration.

Amour, de Michael Haneke, avec Jean-Louis Trintignant et Emmanuelle Riva.

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