Brubaker – Phillips: cauchemars sur un plateau

1948. Un crime affreux pousse un scénariste à soulever le voile sur les pratiques réelles 
de Hollywood. Un voyage en BD dans l’enfer de la morale d’apparat et des starlettes d’opérette, 
signé Ed Brubaker et Sean Phillips.

Par Romain Meyer

En cette fin des années 1940, la Seconde Guerre mondiale vient à peine de se terminer qu’un conflit d’un genre nouveau prend sa place. Dorénavant, un rideau de fer est tombé de Stettin à Trieste et l’Oncle Jo, ancien allié contre les nazis, est devenu l’ennemi du «monde libre». Bleus contre rouges. USA contre URSS: la guerre des acronymes a commencé, froide comme un glaçon sibérien, létal comme un champignon atomique. Le scénariste américain Ed Brubaker a choisi cette période lourde comme décor de son œuvre la plus aboutie, Fondu au noir.

Ce matin-là, Charlie se réveille dans une baignoire, une grosse gueule de bois laissant sa mémoire en vrac. La soirée a dû être bien intense, comme d’habitude, puisqu’on est à Hollywood, là où les rêves se réalisent, où n’importe qui peut devenir quelqu’un. C’est du moins ce que construit le mythe, ce que dit le loup à l’agneau.

Pour le scénariste amnésique, le présent a pourtant un goût saumâtre: après s’être fait une belle réputation sur plusieurs succès, voilà quelques années qu’il n’a plus l’étincelle et qu’il utilise un prête-plume pour écrire à sa place, un ami tombé en disgrâce. Mais le pire est à venir.

Mort d’une starlette
A peine dégagé de son lit improvisé, Charlie tombe sur le corps sans vie d’une amie starlette et préfère s’enfuir. La fête est bien finie. Devant la nonchalance de la police et du FBI, face à la volonté des studios d’enterrer l’affaire, il décide de mener sa propre enquête, au risque de tout perdre, car ce qu’il découvre éclaire de couleurs crues et amères les pratiques hollywoodiennes. Les paillettes virent au cauchemar violent et pervers.

Depuis plusieurs années, Ed Brubaker et son complice britannique Sean Phillips, aux dessins élégants et expressifs, ont donné ses lettres de noblesse au polar en bande dessinée. Criminal, Fatale ou Scène de crime sont autant de revisites brillantes des codes du roman noir.

Fondu au noir parachève cet édifice, par des personnages approfondis et complexes, et surtout par l’ambiance de cet Hollywood délétère où l’on sent les relents de l’affaire Arbuckle, sombre histoire de sexe et de beuverie, qui avait coûté la vie à une jeune actrice et sa carrière à l’une des plus grandes stars des années 1920. On pense aussi à James Ellroy, façon L.A. Confidential ou Dahlia noir.

Une descente vertigineuse et implacable dans un nid de vipères aux visages d’anges, dans la face sombre du rêve

Chasse aux communistes
Le cocktail est détonnant, d’autant plus que Brubaker y ajoute des éléments biographiques. Son oncle John Paxton avait été l’un des scénaristes 
de plusieurs succès hollywoodiens, comme L’équipée sauvage avec Marlon Brando ou Adieu, ma belle. Il a aussi écrit pour Ingrid Bergman, mais, pris dans la grande chasse aux sorcières communistes du maccarthysme , il ne pourra plus écrire que sous pseudonyme. Il y a tout cela dans ce Fondu au noir, une descente vertigineuse et implacable dans un nid de vipères aux visages d’anges, dans la face sombre du rêve, le tout présenté dans un écrin à la hauteur des presque 400 pages de ce récit.

Si cela ne suffisait pas, le duo sort également en français sa nouvelle série Kill or be killed. Toujours du polar, toujours sale, mais teinté d’une touche de surnaturel. Après un suicide raté, Dylan se voit offrir un marché pour le moins étrange: il doit liquider un salopard par mois s’il veut survivre. Est-ce le prix de la justice? Bien évidemment, son existence va suivre la pente dangereuse de sa morale. Tout cela n’est d’ailleurs peut-être que dans sa tête?
Ed Brubaker et Sean Phillips n’ont pas fini de jouer avec nos nerfs.

Ed Brubaker et Sean Phillips, Fondu au noir, Delcourt; Ed Brubaker et Sean Phillips, 
Kill or be killed, t. I, Delcourt

 

Posté le par Eric dans BD Déposer votre commentaire

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