Au secours! Céline revient…

Génial et nauséeux, magicien du verbe et bonhomme infréquentable, l’auteur du Voyage au bout de la nuit se retrouve – encore – au centre d’une polémique… et du 9e art.

Par Romain Meyer

Devant une forte levée de boucliers politique et morale, la maison d’édition Gallimard mettait la semaine passée en suspens son projet de rééditer les pamphlets antisémites de Céline, à savoir Bagatelles pour un massacre (1937), L’école des cadavres (1938) et Les beaux draps (1941), deux textes de l’avant-guerre et un écrit sous l’Occupation. Ils n’ont jamais été réédités depuis, non pas parce qu’ils sont interdits, mais par la volonté même de leur auteur, le plus grand styliste de la langue française du XXe siècle avec Marcel Proust. Indubitablement le plus dévoyé.

Comment le très fréquentable médecin Louis-Ferdinand Destouches (1894-1961) – qui a emprunté son nom de plume à sa grand-mère – auteur récompensé des incontournables Voyage au bout de la nuit (1932) et Mort à crédit (1936), comment a-t-il pu produire certains des textes les plus infâmes de la littérature? Quelle distance pren
dre entre l’œuvre et l’auteur, surtout quand la première met en scène le second de façon aussi prégnante? Et, au final ,que faire de ces textes? Les rééditer a-t-il un sens, alors que l’auteur l’a interdit, mais qu’on les trouve sans difficulté sur le net ou chez les bouquinistes?

Décalage transatlantique
La question peut se poser, d’autant plus qu’une édition québécoise existe légalement depuis 2012. En effet, la loi canadienne fait entrer un texte dans le domaine public cinquante ans après la mort de son auteur. Il faut attendre septante ans pour cela en France. D’où ce décalage malvenu, d’autant que la version des Editions 8 porte un titre très neutre, cachant mal l’horreur du contenu, Ecrits polémiques. En jeu, l’appareil critique très littéraire et le manque de contextualisation historique et pluridisciplinaire nécessaire à ce type de publication.

«Je me suis dit que l’époque avait changé», explique dans «Le Monde» l’exécuteur testamentaire et biographe de Céline. Mais en quoi? L’antisémitisme serait-il à nouveau fréquentable?

Et puis, quel intérêt à cela? Certainement pas l’argent, car ce ne sera sans doute jamais un best-seller. Pourquoi l’épouse de Céline, Lucette, âgée aujourd’hui de 105 ans, et son avocat François Gibault ont-il décidé de revenir sur le souhait de l’écrivain? Parce que la réédition des Décombres de Lucien Rebatet en 2015 – lui aussi un texte d’une rare violence antisémite – n’avait pas provoqué de réactions? L’exécuteur testamentaire et biographe de Céline explique simplement dans un article du quotidien Le Monde du 5 janvier: «Je me suis dit que l’époque avait changé.» Mais en quoi? L’antisémitisme serait-il à nouveau fréquentable?

Le temps de l’étude
La polémique a gonflé en France, comme elle l’avait fait récemment en Allemagne à propos du projet de ressortir Mein Kampf, avec convocation de l’éditeur au ministère et menace de poursuites judiciaires à la clef. Au final, en évitant la précipitation, la suspension du projet par Gallimard laissera peut-être le temps de faire un vrai travail de critique historique et raisonnée, afin de le sortir dans de «bonnes» conditions et de court-circuiter toute sortie malintentionnée au moment où l’œuvre tombera dans le domaine public. Car on sait que «ça a commencé comme ça», mais pas comment cela peut se terminer.

En parallèle à cette affaire, il est à remarquer que Céline, qui avait tant l’art de se victimiser et de se mettre en scène, est devenu depuis quelque temps un personnage pour d’autres, notamment dans le monde de la bande dessinée. Après l’apocalyptique La cavale du Dr Destouches par Christophe Malavoy et les frères Brizzi en 2015, retraçant le départ de Paris de l’écrivain en compagnie de Lucette et du chat Bébert, voici qu’arrivent dans les bacs Illustrer Céline, j’y arriverai pas... de José Correa, une série de puissants portraits, et Le chien de Dieu, par Jean Dufaux et Jacques Terpant.

Ambiance fin de vie
Pourquoi autant d’intérêt pour cet auteur, un cas sans précédent dans la littérature, qui réussit à concentrer tout ce qui est détestable dans une écriture incomparable? Quelle est la volonté? Avec ce problème inhérent: raconter l’œuvre et la biographie de Céline, c’est souvent raconter Céline qui se raconte lui-même.

Jean Dufaux réussit pourtant à dresser un portrait de l’écrivain ni hagiographique ni à charge. Une fin de vie amère, entre nostalgie et rancune, détestation du monde et bénévolat médical. On ressasse les moments, on agglomère les citations et les situations, les premières amours, la Grande Guerre et l’isolement de la dernière partie de sa vie. Tout intervient en patchwork, sans véritable souci narratif. Les pensées affluent, les souvenirs aussi, 
au milieu de situations quotidiennes.

Sont passés en revue les problèmes avec son éditeur, les cours de danse de Lucette, jusqu’à la présence d’un cou-ple de délinquants qui assoit le personnage Céline dans ce temps qui n’est déjà plus le sien. On peut regretter que le cas des pamphlets ou la Libération et la fuite en Allemagne soient brossés rapidement, en même temps Dufaux n’élude pas la question, mais axe sur le personnage, mal fagoté, acerbe, amère, antipathique par la distance qu’il prend avec le monde, délirant parfois par le flot de paroles lâchées, marmonnées, acides souvent, soutenu par le style réaliste de Terpant. Un hommage tout en zones d’ombres dont le principal intérêt est peut-être bien de donner envie de se replonger dans l’œuvre romanesque et phénoménale du reclus de Meudon.


José Correa, Illustrer Céline, 
j’y arriverai pas…, Alain Beaulet Editeur; Jean Dufaux et Jacques Terpant, Le chien de Dieu, Futuropolis

Posté le par Eric dans BD, Littérature, Livres 1 Commenter

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