Pierre Desproges: avec le rire pour seule arme

Perrine Desproges, fille de l’humoriste disparu 
en 1988, a fouillé et trié les innombrables archives de son père. Elle en a tiré un magnifique ouvrage, Desproges par Desproges, avec photos, brouillons, lettres et autres documents inédits.

Il considérait «humour noir» comme un pléonasme: «L’humour est forcément méchant. Quand un homme glisse sur une peau de banane, c’est comique. S’il meurt, c’est de l’humour.» Pierre Desproges pratiquait le rire vache, excessif, jubilatoire, mais avec classe. Près de trente ans après sa mort, le voici proche et intime dans ce Desproges par Desproges.

Plus qu’un livre, c’est une mine d’or, un émerveillement permanent. Depuis qu’un volumineux Tout Desproges (Editions du Seuil) est paru en 2008, on n’espérait plus découvrir grand-chose du créateur de Monsieur Cyclopède. Sauf que le bougre avait conservé d’innombrables lettres, photos de famille, brouillons, ainsi que des textes inédits qu’il considérait comme «l’assurance vie» de son épouse (disparue en 2012) et de leurs deux filles.

Perrine Desproges, sa cadette, a fouillé et trié pour en tirer ces 340 pages riches de centaines de documents, dont la grande majorité est inédite. L’ouvrage retrace l’ensemble de son parcours, de l’enfance à la scène, en évoquant l’écrivain et l’artiste, mais aussi l’homme, «hystériquement individualiste», papa poule et profondément amoureux de son épouse.

«Je suis né en mai 1939. Quatre mois après, presque jour pour jour, c’était la guerre, mais on n’a pas prouvé jusqu’à présent qu’il y avait eu une relation de cause à effet», écrit-il en 1986. Son père, prof de maths, dirige des écoles dans des colonies. Né à Pantin (Seine-Saint-Denis), Pierre Desproges grandit à Limoges avant de passer, adolescent, une année au Laos, puis deux en Côte d’Ivoire.

Armée et vie de bohème
Il achève sa scolarité à Paris et effectue ensuite deux ans d’armée. Il s’en souviendra quand il lâchera cette saillie fameuse: «Il ne faut jamais désespérer des imbéciles. Avec un peu d’entraînement, on peut arriver à en faire des militaires.»

Une fois libéré, il enchaîne les petits boulots, mène une vie de bohème, gratte sa guitare. «Jusqu’à 30 ans, j’ai vivoté. J’ai tout fait, sauf poinçonneur d’autobus», expliquera-
t-il. «J’ai fait tous ces métiers pour survivre avant d’entrer en écriture, je dis entrer en écriture comme on dit entrer en religion, car c’est à peu près la seule chose que je sache faire.»

Je n’en veux pas aux gens à qui j’ai fait du mal

L’écriture lui permet de décrocher «enfin un boulot sérieux et qui [lui] plaît»: il tient une rubrique satirique bimensuelle dans une revue médicale. Il travaille aussi à Paris-Turf, où il propose des pronostics au hasard et «sans parvenir à reconnaître un pur-sang d’une charolaise». Il en gardera une haine pour les chevaux, qui, à ses yeux, «sont tous des ongulés».

La suite est plus connue: Desproges devient vraiment Desproges quand il entre au journal L’Aurore, en 1969. «Ma plume mercenaire traitait les chiens écrasés et les chats noyés avec une pointe d’ail.» Parmi les étonnants documents du livre figure notamment son article à l’arrestation de Jacques Mesrine. Il lui vaudra une menace de plainte en diffamation de la part de l’ennemi public numéro un…

A L’Aurore, Desproges fait ses gammes. En particulier dans sa colonne «Bref», où il détourne des dépêches en y ajoutant une chute rigolote. Son humour absurde ne plaît pas à tout le monde et il risque le licenciement, jusqu’au jour où Françoise Sagan écrit au journal: «Je ne lis pas L’Aurore, mais je l’achète chaque matin pour Desproges.»

Du journal à la télé
Jacques Martin aussi le remarque: l’animateur l’invite dans son émission Le petit rapporteur, en lui proposant de porter à la télévision son humour décalé. Il ne restera que six mois (aux côtés, entre autres, de Stéphane Collaro et de Daniel Prévost), qui suffisent pour marquer les téléspectateurs.

Desproges est lancé: il apparaît dans d’autres émissions télé (comme 30 millions d’amis), puis triomphe à la radio dans Le tribunal des flagrants délires. Il finit par se fâcher avec le producteur Claude Villers, comme avec Jacques Martin. Mais il n’est pas rancunier, explique-t-il: «Je n’en veux pas aux gens à qui j’ai fait du mal.»

Cette foisonnante collection de documents vient aussi rappeler tout le chemin parcouru avant de franchir le pas du one-man-show, cette «goujaterie presque répugnante». Auparavant, il y eut encore l’inénarrable Minute nécessaire de 
Monsieur Cyclopède, des livres (Manuel de savoir-vivre à l’usage des rustres et des malpolis, Vivons heureux en attendant la mort, Chroniques de la haine ordinaire…), des émissions radio et télévisées…

La scène, ce sera d’abord des présentations de soirées à L’Olympia, puis un duo avec Thierry Le Luron, avant son premier spectacle solo, en 1984. Un deuxième, en 1986, confirmera le succès de celui qui affirmait: «J’ai un goût du bide vertigineux, j’éprouve une satisfaction orgasmique à ne pas être compris.»

La langue, le seul respect
Le lien entre toutes ces activités? L’écriture, encore et toujours. «C’est ma vraie fidélité. C’est mon vrai métier. Tout le reste, média et compagnie, ça n’est que de l’après-vente.» Et il ajoutait: «Je ne peux pas vivre sans le verbe. Quand je n’écris pas, je lis, quand je ne lis pas, je joue au Scrabble, quand je ne joue pas au Scrabble, je fais des mots croisés…»

Lui qui ne respectait rien, sauf la langue, a mis son talent d’auteur au service de cet humour tour à tour dévastateur et absurde, toujours d’une profonde intelligence. Le livre montre à quel point Desproges a réfléchi à son art et à la pratique du rire. Même si l’humour lui était naturel, comme le révèlent ses lettres d’amour, ses collages de jeunesse ou sa correspondance imaginaire, par exemple en coiffeur demandant pardon à Van Gogh pour son oreille…

Au fil des pages, on comprend aussi à quel point le rire a aidé à vivre ce «perturbé congénital» obsédé par la mort: «Il faut être anormal pour ne pas penser à cette abominable finalité des humains. Anormal ou catholique pratiquant… Si en plus, il n’y avait pas la possibilité d’en rire, je serais drogué ou alcoolique.»
Desproges par Desproges, Editions du Courroux, 
340 pages

Posté le par Eric dans Humour, Livres Déposer votre commentaire

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