Bande dessinée: au début était le sang…

Et si la civilisation avait besoin de la barbarie pour devenir morale? Petit détour en bande dessinée dans les contrées du sable, de la sueur et de la violence, dans les temps qui annoncent l’apocalypse.


Par Romain Meyer

Une pluie de bombes nucléaires, un raz-de-marée envahissant, des hordes de zombies en goguette, voire une tornade de requins voraces, la disparition des femmes, des projets autoroutiers d’extra-terrestres bougons ou encore l’autonomisation incontrôlée de machines intelligentes… Ecologiques, sociaux, militaires, technologiques ou cosmiques, les plans pour détruire la Terre et l’humanité sont aussi variés que les excès qu’ils dénoncent.

Depuis presque deux siècles – au moins – certains auteurs n’ont cessé d’imaginer la vie d’après la fin du monde, inventant par là même un genre, le postapocalyptique. Mary Shelley, H.G. Wells, Stephen King ou encore George Romero ont essayé de mettre en scène la survie. Arrive alors Jason Aaron.

Le scénariste américain, accompagné de l’artiste serbe R. M. Guéra, déplace le propos, passant de l’après à l’avant, comme un film catastrophe de niveau mondial. Avec The Goddamned, le duo vient peut-être de produire l’œuvre emblématique du «préapo». Mais l’originalité de cette bande dessinée vient aussi de son contexte: Aaron a posé son récit dans les temps bibliques, durant la Genèse, et la catastrophe à venir n’est autre que le Déluge voulu par Dieu. La Bible version dark fantasy. Reprenant le texte original, les deux compères l’illustrent, le mettent en action. Le résultat est d’une noirceur abyssale.

L’éternel Caïn
Après avoir fui le Jardin d’Eden, Adam et Eve ont découvert la Création et l’harmonie qui régnaient alors entre animaux et végétaux. Tout va changer avec le premier meurtre de l’humanité. En tuant Abel, Caïn a introduit le mal dans cette perfection. Celui-ci va prospérer, se décupler jusqu’à corrompre toute vie, jusqu’à réduire l’homme à l’état de bête violente, malfaisante. La chute a été rude.

Aaron et Guéra revisitent avec une acuité sanglante, immorale, le berceau de la civilisation occidentale, questionnant aussi bien l’action des hommes que celle de Dieu

Depuis 1600 ans, le premier assassin arpente la Terre, condamné par Dieu à assister à cette déchéance. Immortel et suicidaire, il croise des monstres à forme humaine, des maraudeurs en pagaille. Parmi eux, Noé, dont la violence barbare est canalisée par la mission divine. L’eau arrive et engloutira le monde et ses problèmes.

Aaron et Guéra se sont déjà rendus coupables de l’un des meilleurs polars du 9e art, Scalped. Voici qu’ils remettent ça, revisitant avec une acuité sanglante, immorale, le berceau de la civilisation occidentale, questionnant aussi bien l’action des hommes que celle de Dieu. Un récit dont le porteur d’espoir est des plus improbables, le premier des assassins. Pour lecteurs avertis.

Soleil gelé, lune brûlante
Le héros du superbe Hate d’Adrian Smith est tout aussi inattendu: un petit être chétif et difforme se lève pour sauver une Mère Nature littéralement mise en chaînes. Monstres mythologiques, batailles épiques, l’artiste anglais, connu jusqu’à présent pour ses illustrations d’heroïc fantasy, offre 200 pages magistrales et presque muettes, dans un noir et blanc épique et brutal.

Ces Chroniques de la haine marquent le cheminement vers la fin d’un monde à l’envers, où le soleil gèle et la lune brûle. Elles constituent une fable écologique puissante, le dessin portant plus sur l’atmosphère que sur l’action.
D’un point de vue narratif, Smith joue sur les paradoxes. Il utilise beaucoup d’ellipses, montre rarement les batailles mais les suggère, fait régner le silence: tout cela permet pourtant de mettre en avant le bruit et la fureur. Une œuvre étonnante, pesante, grotesque et graphique, dont l’histoire classique rappelle les récits du père du genre, Robert E. Howard.

Conan vit toujours
Il y a 90 ans, ce dernier a donné un corps au barbare, et surtout un nom, celui de Conan le Cimmérien. Le personnage est devenu emblématique de la culture populaire et continue de «vivre», comme en témoigne la grande réédition des Chroniques de Conan, la série la plus emblématique et la plus lon-gue – de 1974 à 1995 – sur le personnage.

A mi-chemin entre un Moyen Age imaginaire et l’application pratique d’une société sans lois – celle d’un homme instinctif – tous ces mondes de barbarie ressemblent à des esquisses, des potions en cours de décoction. Indirectement, ils valorisent les civilisations modernes qui viennent générale
ment après, dans un désastre que l’on présuppose toujours apocalyptique.

Jason Aaron et R. M. Guéra, 
The Goddamned, tome I, 
Avant le déluge, Urban Comics; Adrian Smith, Hate, Chroniques de la haine, Glénat; Larry Yakata et divers, 
Les Chroniques de Conan, 
1985 (II), Panini comics

Posté le par Eric dans BD Déposer votre commentaire

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