Mizuki: voyage en terre étrangère

Il y a au Japon des millions de créatures magiques enfouies dans les entrelacs du temps: démons, fantômes, objets animés… Shigeru Mizuki a consacré son art à faire de ces «yokai» des êtres presque fréquentables.


Par Romain Meyer

Mur qui se déplace pour empêcher de 
passer, tête volante, vague composée de fantômes, lombric géant, matelas étrangleur… Les créatures magiques du folklore japonais prennent des formes aussi diverses que les embêtements qu’elles font subir aux humains. Ces yokai – littéralement «êtres étranges» – sont légion dans ce pays qui compte aussi des millions de divinités.

Ils sont la plupart du temps espiègles, parfois dangereux, voire mortels. Certains apportent la chance, ou un peu d’espoir, mais il faut être inconscient pour compter sur eux. Les événements inattendus et inexplicables sont souvent de leur dû. La plupart sont d’ailleurs métamorphes et liés à un lieu, une montagne, une mare, un cimetière, une cuisine…

Comme toutes les légendes, les yokai ont connu des heures de gloire avant de reculer devant les pelleteuses de la modernité. Alors que les récits des anciens s’effaçaient des mémoires, Shigeru Mizuki a fait de ces êtres fabuleux le centre de son art et de ses histoires. Les Editions Cornélius proposent de découvrir l’art du maître, disparu en 2015 à l’âge de 93 ans, dans un magnifique recueil de 200 dessins, dont 32 colorisés, présentés pour la première fois dans leur entièreté, en grand format et avec une notice explicative.

On y découvre une extraordinaire maîtrise technique, dans un trait qui se confond avec de la gravure, mélangeant dans un même élan extatique la caricature au réalisme le plus sombre (ces décors fantomatiques et cette nature insondable!). Il n’y a qu’à voir tous ces pauvres humains un peu grotesques se débattre face à ces projections de leurs peurs profondes. Humour, ironie et tragédie marchent souvent d’un même pas chez Mizuki.

La tradition contre l’oubli
En les mettant en scène, en les cataloguant – il en a fait un grand dictionnaire déjà disponible en français – le mangaka a fait œuvre patrimoniale, à l’instar des frères Grimm et des folkloristes qui ont visité un siècle plus tôt les hameaux reculés pour recueillir les témoignages des anciens avant leur disparition. Par ses dessins et ses histoires, il a peut-être sauvé ces créatures magiques de l’oubli. Son personnage fétiche, Kitaro le repoussant, qu’il a créé en 1959, est d’ailleurs devenu lui-même un élément constitutif de l’imaginaire collectif de l’archipel.

Mizuki n’est pourtant qu’un maillon dans la transmission du monde inconnu. Mais il est peut-être le plus important, celui d’un temps rationalisé, positif. On retrouve en effet des yokai dans les premières heures de la littérature nippone, au VIIIe siècle. Mais leur grand moment se situe lors de la période Edo, entre le XVIIe et le XIXe siècles, où plusieurs peintres importants les ont représentés, comme Sekien Toriyama, qui a commencé un recensement de ces créatures au XVIIIe siècle, ou encore l’incontournable Hokusai. Un siècle plus tard Yoshitoshi et Kyôsai Kawanabe ont également joué des yokai dans leur art.

Mizuki est l’héritier de tous ces artistes et un passeur de relais. Hayao Miyazaki et ses créations – Mon voisin Totoro, Le voyage de Chihiro… – lui doivent beaucoup. Il faut également citer les représentations bizarres, perturbantes et hypnotiques de Toshio Saeki, le grand maître de l’ero guro, genre associant érotisme et grotesque. Ou encore la série Yo-kai Watch, de Noriyuki Konishi, qui fait un carton chez les plus jeunes.

De gauche à droite
Né en 1922, Mizuki a été enrôlé dans l’armée impériale en 1942 et se retrouve stationné en Nouvelle-Guinée où il assiste aux exactions de ses camarades sur les populations locales. Il parle de cette expérience traumatisante dans son autobiographie en bande dessinée (La vie de Mizuki) et dans plusieurs récits qui n’ont pas eu l’heur de plaire à ses compatriotes (Opération mort, Hitler).

Il aurait pu cependant ne jamais accomplir cette œuvre qui a fait de lui un des grands maîtres du manga: il perd un bras lors d’un bombardement. Le gauche, celui qui tenait la plume. Il a dû réapprendre à dessiner avant de publier ses premières histoires, en 1957.

Cinquante ans plus tard, après de nombreuses récompenses dans son pays, Mizuki reçoit le prix du meilleur album à Angoulême pour le très beau NonNonBâ, dans lequel il rend hommage à la femme qui l’a initié aux histoires du folklore japonais, sa nourrice. Il est d’ailleurs le seul auteur nippon à avoir jamais reçu ce prix. Preuve que les yokai peuvent être aussi bienveillants.

Shigeru Mizuki, Yokai, Editions Cornélius

Posté le par Eric dans Beaux-Arts, Livres Déposer votre commentaire

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