Gérard Macé, sur les chemins de la pensée

Poète, essayiste, traducteur, photographe, Gérard Macé publie le troisième volume de ses Pensées simples. Un livre qui célèbre la divagation
et l’association d’idées, avec une érudition jamais pédante qui invite à mieux voir le monde.


Par Eric Bulliard
Gérard Macé «ne cherche pas le brillant de la formule, le tranchant d’un aphorisme ou la frappe paradoxale qui méduserait son lecteur», écrit fort justement Dominique Rabaté dans le dossier que la revue Europe vient de lui consacrer. Au contraire, un sentiment de familiarité traverse ses Pensées simples, dont Gallimard publie le troisième volume. Une sorte d’évidence, qui ne doit pas se confondre avec la banalité.

Question de forme, d’abord: poète, essayiste, traducteur, photographe, Gérard Macé (né à Paris en 1946) avance par divagations, par associations d’idées, par échos. Pas de narration suivie, mais différents sujets abordés avec naturel, sans coq-à-l’âne. Ses notes ne tiennent pas du journal, qui supposerait des dates et une écriture suivie au jour le jour, ni de fragments, qui impliqueraient une idée d’inachevé.

Des livres mouillés par la mer – comme les deux premiers volumes de Pensées simples, parus en 2011 et 2014 – procède par glissements, avec l’allure de ces conversations qui dérivent en cours de soirée. Conversations érudites, certes, mais jamais pédantes: Gérard Macé n’use pas de sa vaste culture pour épater ses lecteurs, mais s’appuie sur elle pour s’interroger et questionner le monde.

Ecriture et sacré
«Nous sommes si bien formés au discours continu que toute autre façon de penser, toute autre forme d’expression est difficilement admise, et aussitôt jugée déficiente», écrit-il. Le lecteur suit ainsi sa pensée en train de s’élaborer, mais sans risquer de se perdre, tant l’avancée, aussi sinueuse soit-elle, paraît limpide.

Au fil de ses notes, l’écrivain cite Gide, Darwin, Kafka, Sacher-Masoch, Breton, Coleridge, Joubert et tant d’autres. Il s’interroge sur le langage, sur l’écriture et son lien avec le sacré, tire des exemples de civilisations africaines ou orientales, parle de peinture, de philosophie, de cinéma. Et c’est toujours passionnant: nul besoin de connaître ces références pour se nourrir de ces stimulantes réflexions.

Refus de l’hermétisme
On passe des contes et mythologies à l’utilisation des draps au cinéma ou à l’évolution de notre relation au tabac: il «avait le pouvoir de guérir, il est devenu un poison; il favorisait le contact avec le ciel, il n’est plus qu’un vice. D’ailleurs, les campagnes antitabac ont coïncidé avec un déclin de la poésie, on peut le vérifier chez les libraires.»

«Aucun jargon chez Montaigne, Leopardi, Coleridge ou Baudelaire dont la pensée est pourtant si subtile, et si élaborée»

Lettré ouvert à tous les champs de la connaissance, Gérard Macé n’a rien de l’intellectuel dans sa tour d’ivoire. «Aucun jargon chez Montaigne, Leopardi, Coleridge ou Baudelaire dont la pensée est pourtant si subtile, et si élaborée», remarque-t-il. Une qualité qui se retrouve dans tout le livre.

On touche ici à un trait essentiel de son œuvre, en particulier de ses Pensées simples: le refus du discours faussement obscur, de cet hermétisme qu’il se désole de trouver dans la critique d’art comme dans la philosophie. «Un livre doit-il donc être parfaitement indigeste pour être philosophique?» s’interroge-t-il, citant Schelling.

Des esclaves aux migrants
A la fluidité et à la profondeur, sa prose ajoute un ancrage constant dans le réel et l’actualité. «Ecrire n’est pas rédiger, écrire c’est poétiquement faire se lever un monde», explique Gérard Macé dans un entretien de la revue Europe. Et il ajoute: «Que [ce monde] ressemble au nôtre est néanmoins une exigence.»

Des livres mouillés par la mer (titre qu’il tire de Shakespeare et Rimbaud) consacre par exemple un long passage à une récente étude historique sur la traite négrière (Marcus Rediker, A bord du négrier, Seuil, 2013). Gérard Macé cite des extraits à peine soutenables. Avant d’ajouter: «Tous ces faits parfaitement documentés ne concernent que la marine anglaise et ils ont tous eu lieu au XVIIIe siècle, pendant que l’Europe croyait vivre les Lumières, jusqu’à en être aveuglés.»

Or, voilà que ce passé resurgit, les migrants d’aujourd’hui apparaissant comme un «perfectionnement moderne» de l’esclavagisme. «Cette marchandise humaine, ces êtres numérotés qui n’ont plus ni nom ni visage ressemblent aux Noirs de la traite, et sont victimes des mêmes méthodes.»

«La pensée est poétique»
Ce n’est là qu’un exemple des liens que tire Gérard Macé entre ses lectures, ses connaissances et une réalité qu’elles éclairent. La littérature se retrouve au cœur du quotidien, bien loin de l’idée d’une poésie perdue dans les azurs éthérés. «C’est ainsi que la pensée est poétique, et que la poésie donne à penser», note-t-il. Et plus loin: «C’est dans ce chaos que la poésie impose un ordre, et si possible une harmonie.» Telle est la puissance de la littérature, qui peut réunir les hommes et donner sens au monde.

Comme le note Dominique Rabaté, «la forme brève des Pensées simples n’a rien de la posture du moraliste, rien du mordant ironique de celui qui voudrait renverser des croyan-ces, modeler des opinions». Eloigné des dogmes comme du cynisme ambiant, Gérard Macé se tient décidément bien à l’écart des modes et de ses auteurs.

Plus loin, le même critique ajoute: «Le monde est riche d’être lui-même en révélant dans ses innombrables plis ses secrets sans cachette. Il suffit de savoir regarder, observer, écouter, voyager, lire.» Se plonger dans un livre de Gérard Macé, c’est nourrir sa curiosité, c’est mieux ouvrir les yeux sur le monde et ses replis.

Gérard Macé, Des livres mouillés par la mer. Pensées simples III, Gallimard, 144 pages. Dossier Gérard Macé dans la revue Europe, N°1051-1052, novembre-décembre 2016

Posté le par Eric dans Littérature, Livres Déposer votre commentaire

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