Gaston Cherpillod, la révolte, mais avec le style

Ecrivain engagé et prosateur hors du commun, Gaston Cherpillod occupe une place unique dans les lettres romandes. Confirmation avec les deux inédits qui viennent de paraître.

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Gaston Cherpillod en 1995. ©Yvonne Bühler

Par Eric Bulliard

Cette sensation de ne rien connaître de comparable. D’explorer des recoins inconnus d’un univers, celui de la langue française. Deux inédits de Gaston Cherpillod (1925-2012) viennent rappeler la place à part qu’occupe le Vaudois dans les lettres romandes et francophones. Cet ouvrier des mots – qu’il concasse autant qu’il les polit – se pose en «styliste qui jalouse le langage des anges», selon ses propres termes.

Textes inédits, ici, ne signifient pas fonds de tiroir. Gaston Cherpillod avait achevé ses manuscrits, mais renoncé à les publier de son vivant, après le peu d’échos suscités par ses derniers livres. En 2011, il les a transmis à deux écrivains de ses amis, Janine Massard et Pierre Yves Lador, auteurs de préfaces aussi éclairantes qu’émouvantes. A eux de les faire paraître «au meilleur moment, dans les meilleures conditions, après sa disparition». Voici donc ces inédits aux Editions de l’Hèbe, à Charmey, avec une riche postface de Claudine Gaetzi et la collaboration scientifique du Centre de recherches sur les lettres romandes.paradigme

Le long de la Trême
En une soixantaine de pages, In nomine spiritus absentis contient à la fois des thèmes chers à Gaston Cherpillod et un concentré de sa richesse stylistique. Dans une narration en boucle, un vieil homme se penche sur son passé, en partant du souvenir d’une partie de pêche avec son père, le long de la Trême. Fils d’ouvrier devenu universitaire, il en profite pour observer le monde et sa déréliction, une nature qui disparaît, un pays qui se ferme.

Dans les dix textes qui forment Reliques et breloques, écrits de 2008 à 2011, Cherpillod observe les jours, évoque son chat et son épouse malade, sa foi retrouvée. Mais ses pages vibrent surtout de ses révoltes face aux injustices, à l’inculture qui se généralise, à la «masse acéphale» qui idolâtre les sportifs. Ses colères égratignent la «suissité», la «suisserie» et la «suissitude», les «Yanquis», les «bourgeoisillons», le «criticaillon», le «philosophaillon», les «torchons pipoles», le racisme («œuvre de la chiennerie dominatrice pérenne»)…

L’écrivain militant
Gaston Cherpillod a plus de 80 ans quand il écrit ces lignes. «Quoique je sois parvenu à l’âge qui d’après les gens retenus nous pourvoit en démissions, la huitantaine n’a guère tempéré ma colère devant l’insouci du futur du contemporain, dominant, asservi, ce galvaudeux empesté, décérébré.» Jamais apaisé, cet ancien enseignant et militant (au sein du POP puis de l’Alternative socialiste verte) n’a pas oublié qu’il était «né chez les démunis». Sa fibre sociale parcourt sa vingtaine de livres (poèmes, pamphlets, récits, contes, romans…), dont l’autobiographique Chêne brûlé (1969), son plus célèbre ouvrage.

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En collégien, 1942

Cherpillod a «marié la littérature et le civisme», parfois bien seul: «Et les gens de plume ont déserté les lieux de combat où un Frisch, un Dürrenmatt, eux, engageaient, écrivains-soldats, ce qu’il est convenu de cerner d’un mot qui ne laisse pas de nous rappeler défunte monarchie, leur génie, contre la pesanteur, nos habitudes, ces gouges.»

Reliques et breloques montre un Cherpillod âgé, retiré dans la vallée de Joux, qui n’en garde pas moins un œil aiguisé sur l’actualité. Il évoque les aventures de Harry Potter (qui «emballent de faux adultes» et où il a «humé très vite, nez sensible, là, des anti-valeurs»), regrette les misères faites aux mendiants («dont la présence dérange le ministricule de l’argousinat»), déplore les jeux Olympiques à Pékin, la montée de «l’UDC fasciste», l’affadissement de la littérature ou de la gauche qu’il a défendue: «Cadavre, la gauche appartient désormais à l’historien, ce seul gagnant.»

Chez les fabricants d’opinion, l’on m’a sans cérémonie déjà enterré, parce que j’eus le tort de penser, d’ajouter, bévue, à mon dossier l’incartade d’un style: je me prête mal au divertissement.

«Mécolle» et «argueusies»
Il s’inquiète aussi du réchauffement climatique et du «pillage continu de ressources limitées». Cherpillod le rouge a mis du vert dans ses colères: «Partout, le paysage est défiguré, le sol stérilisé par l’encaquement, sur le plateau, de villas style carton à chaussures, autour desquelles un ennemi des herbes peu enclines à la soumission aura semé un passif gazon, tandis que l’écorcheuse, la remontée mécanique, aura saccagé les hauteurs.»

Au-delà de la révolte, il y a là un style. De ses études de latin et de grec, Gaston Cherpillod a conservé le goût du mot rare et des tournures étonnantes, un respect de la rhétorique classique, un usage de formes archaïques, soudain heurtées par des mots familiers. Un «mézize» ou un «mécolle», une «connerie», des «potes» et des «frangins» côtoient de sublimes «argueusies», «oligophréniques», «innascible», «rhabdomancien», «irénique», «exhérédation», «arpètes»…cherpillod

Il use aussi de l’argot de naguère («momignards», «le trèpe») et de néologismes dépréciatifs comme «télocherie» ou «écrivaillure». C’est un ravissement perpétuel, même s’il faut s’accrocher pour le suivre dans ses phrases râpeuses, hachées, mélange de préciosité et de langue populaire, animé d’une inventivité et d’une vivacité folles.

Entre Mallarmé et Céline
Cette prose à la fois mallarméenne et célinienne («si l’on vend du rêve, cela douillera, hein, valetaille!») déboule comme un torrent. Elle vous bouscule et exige de lutter pour y entrer, en goûter les splendeurs, en mesurer le rythme, en apprécier les incises, les cassures, les dislocations. Cette musique, revigorante et inouïe, se révèle plus proche du rap, voire du hardcore que de Mozart…

Ces inédits rappellent ainsi que malgré l’insuccès de ses derniers livres, Gaston Cherpillod a continué à creuser ce sillon, poussant son exploration langagière comme peu d’auteurs. Le «verbe haut» et la plume au clair: «Chez les fabricants d’opinion, l’on m’a sans cérémonie déjà enterré, parce que j’eus le tort de penser, d’ajouter, bévue, à mon dossier l’incartade d’un style: je me prête mal au divertissement, je rase l’inconscient, je le fatigue, l’assomme.»

Gaston Cherpillod, In nomine spiritus absentis, Reliques et breloques, Editions de l’Hèbe, 288 pages

Posté le par Eric dans Littérature, Livres Déposer votre commentaire

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