Jacques Higelin, libre et fou à jamais

Quarante ans après, Higelin 75 fait écho à BBH75, disque charnière dans la carrière du grand Jacques. Comme à l’époque, ce nouvel album lâche la bride à sa folie généreuse, sa rage et sa soif de liberté.

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Par Eric Bulliard

Sacré Higelin… A 75 ans, il n’a plus rien à prouver, tout à éprouver encore. L’envie intacte de bouffer la vie: «J’ai une faim de loup, une soif d’hippopotame, la dalle et les crocs, le sang qui bout», lâche-t-il dans A feu et à sang, qui clôt Higelin 75. Ce nouveau disque le montre toujours aussi inclassable et échevelé, refusant les cases et les formats: huit titres pour 57 minutes, ça vous pose un album, non?

Le titre, Higelin 75, rappelle à la fois son âge (il en aura 76 la semaine prochaine) et le fameux BBH75. Un disque charnière, sorti en 1975, où maître Jacques mettait de l’électricité rock dans sa poésie folk. Ici aussi, il y a de l’électricité, de la folie, de la démesure. Un bouillonnement qui envoûte dans L’emploi du temps, hypnotique morceau de huit minutes, mais finit par agacer dans A feu et à sang, délire rageur de 21 minutes qui conclut l’album.

Tout n’est pas que transe et démesure: Higelin 75 s’ouvre par de l’émotion pure. Elle est si touchante évoque sa fille Izïa (chanteuse et actrice) dont la naissance se trouvait au cœur d’Illicite, en 1991. A l’époque, son bonheur de père éclatait en «un tremblement d’terre / Un volcan, un raz de marée». Aujourd’hui, il la trouve «si sublime / Que c’est presque un crime / De vouloir l’enfermer / Parfois entre mes bras.»

En liberté totale
En ces temps de politiquement correct, Higelin ose également «une dernière taffe de provoc», quasi testamentaire: dans Cigarette, sur BBH75, il chantait «je suis amoureux d’une cigarette / Toute la sainte journée elle me colle au bec…» A cette merveille de blues-folk répond, quarante ans plus tard, J’fume.

Dans une douce ballade, l’impénitent souffle sa fumée comme un ultime bras d’honneur. Il évoque la faucheuse, les maladies qui le guettent et il fume «en attendant qu’une infirmière / Du pavillon des incurables / Aussi rusée que désirable / Me pique, me perfore, me ponctionne, me perfuse…»

Comme Amor doloroso (2006) et Coup de foudre (2010), Higelin 75 a été enregistré chez Rodolphe Burger. Il y a retrouvé son vieux complice percussionniste Dominique Mahut, ainsi que Edith Fambuena, qui avait réalisé Beau repaire, il y a trois ans. Principe de base des sessions de studio: on laisse Jacquot s’envoler, en liberté totale.

Jusqu’à l’emphase
Aux musiciens ensuite de le suivre dans ses digressions plus ou moins inspirées, parfois très sombres: «Je ne suis pas toujours d’humeur à écrire Tombé du ciel, si tu veux savoir, je vais te saigner comme un porc…», lâche-t-il, toujours dans ce hargneux A feu et à sang.

higelin-livreVoici donc un Higelin volcanique, sauvage, généreux jus-qu’à l’emphase, mais jamais banal. Même dans les chansons les plus «normales», il chante la folie d’une drôle de parade colorée (Le monde est fou) ou raconte ses envies de grands espaces, dans Lonesome bad boy («J’ai toujours rêvé d’être un pionnier / Un fier aventurier / Fou de chevauchées sauvages»). Débridé, il donne l’impression de retrouver la liberté délirante qu’on lui connaît sur scène et qu’il explorait à ses débuts, dans les folles années du label Saravah. Comme une boucle qui se referme.

A noter encore que Jacques Higelin se retrouve aussi en librairie: aux Editions Pauvert vient de paraître Flâner entre les intervalles, recueil de textes inédits écrits entre 1982 et 2015.

Jacques Higelin, Higelin 75, Sony Music

 

Une carrière en trois albums clés

crabouifJacques «Crabouif» Higelin (1971)
Les débuts. Déjà, il est à part. Quand il sort ce premier album solo, Jacques Higelin a fait du théâtre, du cinéma, a chanté Boris Vian, enregistré 12 chansons d’avant le déluge (1965) avec Brigitte Fontaine et Higelin et Areski (1969), avec le compagnon de Brigitte Fontaine. Dans ces années post-1968, il explore la chanson avec gourmandise, mêlant son goût pour le folk et le jazz à ses improvisations de saltimbanque. En 1971, il utilise son surnom de l’époque pour donner titre à ce Jacques «Crabouif» Higelin si caractéristique des folles années du label Saravah, créé par Pierre Barouh. On y entend le premier enregistrement du futur Arthur H (cinq ans), de gros délires (I Love the Queen), une improvisation instrumentale de vingt minutes (Musique rituelle du mont des Abbesses), mais aussi une ballade magistrale, indémodable, Je suis mort, qui, qui dit mieux. Tout Higelin, déjà, sa démesure, sa tendresse.

jacques_higelin_bercy_1986_frontHigelin à Bercy (1986)
Le sommet. Des concerts de folie: en 1985, juste après la sortie du double album , Higelin reste un mois à l’affiche de Bercy, sur un plateau immense, avec une mise en scène (signée Patrice Chéreau) unique dans l’histoire de la chanson française. Ce triple album live témoigne de ce défi démesuré et rappelle que Higelin ajoute, avec Youssou N’Dour et Mory Kanté, de la world music à son rock. Il est alors au sommet, alignant les albums marquants depuis dix ans: BBH75 (1975), Irradié, Alertez les bébés (tous deux en 1976), No man’s land (1978) contiennent des incontournables, comme Mona Lisa Klaxon, Je veux cette fille, Le minimum, Pars… En 1979, un diptyque majeur, Champagne pour tout le monde et Caviar pour les autres contient Champagne, Tête en l’air ou encore Hold tight, reprise de Sidney Bechet. Des futurs classiques de ses concerts marathons.

 

jacques_higelin_amor_dolorosom230026Amor doloroso (2006)
Le retour. Après l’extraordinaire aventure de Bercy, Higelin connaît encore un immense succès avec Tombé du ciel (1988), avant d’entrer dans des années 1990 moins fructueuses. En concert, il reste toujours aussi impressionnant (et imprévisible), mais les albums Illicite (1991), Aux héros de la voltige (1994) et Paradis païen (1998) déçoivent. Après un silence discographique de huit ans et une tournée consacrée à Charles Trenet (Higelin enchante Trenet, 2005), il renoue avec une vraie réussite en 2006: Amor doloroso bénéficie de la classe de Rodolphe Burger, qui produira également le suivant, Coup de foudre (2010). Baigné de cordes, charnel, émouvant, l’album montre un Higelin totalement présent et concerné. A 66 ans, il signe même, avec la chanson éponyme, une des plus éclatantes réussites de son foisonnant répertoire.

 

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