Alain Corbin, l’art d’écouter les silences

Historien des sens et des émotions, Alain Corbin s’est intéressé au silence. Son dernier livre se présente comme une balade à travers ses différentes formes, ses textures, ses quêtes et ses richesses.

Hopper

Pour Alain Corbin, Edward Hopper (ici: Hôtel près de la voie ferrée, 1952) «peint avant tout le silence, celui des routes, des rues, des maisons, surtout celui qui s’instaure ou règne entre les êtres».

Par Eric Bulliard

Il  s’est  intéressé  aux  odeurs (Le miasme et la jonquille, 1982), aux bruits dans les campagnes (Les cloches de la terre, 2000), à l’Histoire du corps (2007). A 80 ans, reconnu par ses pairs comme par le grand public, Alain Corbin poursuit son œuvre singulière d’historien des sens et des émotions. Et, avec Histoire du silence, de la Renaissance à nos jours, il surprend une fois de plus par le choix de son domaine d’étude.

«Le silence n’est pas seulement absence de bruit», lâche-t-il en incipit. Son livre va s’attacher à décrire et analyser ses différentes formes, dans le désert comme au monastère, dans la relation amoureuse comme au seuil du tombeau. Dans les romans comme dans les tableaux.

«Trop souvent l’histoire a prétendu expliquer, écrit Alain Corbin. Quand elle aborde le monde des émotions, il lui faut aussi et surtout faire ressentir, en particulier quand les univers mentaux ont disparu.» Pour ce faire, il s’est plongé dans les textes de grands auteurs, avec une prédilection pour le XIXe siècle: leurs citations «permettent au lecteur de comprendre la manière dont les individus du passé ont éprouvé le silence».Corbin-silence

Joseph le muet
Au cours de cette savoureuse balade, on croise Claudel, Baudelaire, Huysmans, Hugo, Chateaubriand, Rodenbach, Proust, Bernanos, Maeterlinck, Camus, Gracq, Jaccottet et tant d’autres. Alain Corbin cite aussi des philosophes, des mystiques, des historiens, des peintres… Et la Bible, avec par exemple un éclairant chapitre sur le silence de Joseph, puisque «le père adoptif de Jésus demeure totalement muet dans les Ecritures».

Malgré l’abondance de références, ces pages d’une élégance limpide ne prennent jamais un air pédant. Elles sentent plutôt la modestie, l’envie de s’effacer pour mieux éclairer le propos par les mots des autres. Au risque, parfois, de donner l’impression de réduire certains chapitres à un alignement de citations.

Les silences, Alain Corbin les traque d’abord dans les lieux intimes, comme la chambre. Il rappelle au passage que «l’exigence de la chambre particulière, d’un espace à soi, d’une coquille, d’un lieu de secret et de silence» croît au XIXe siècle. Il enchaîne ensuite avec le silence des palais, des cathédrales, des prisons…

La voix intérieure
Place ensuite aux «Silences de la nature» (désert, montagne, paysages nocturnes, rui­nes…), puis aux «Quêtes du silence» (la tradition monastique, notamment) et aux «Apprentissages du silence». Avec Ionesco et cette phrase superbe «Le mot empêche le silence de parler», Alain Corbin s’interroge également sur ce que disent les silences, puis sur leur rôle dans les relations sociales.

Corbin-millet

Jean-François Millet, L’Angélus, 1857

En à peine plus de 200 pages, cet ouvrage singulier embrasse large, de l’obligation de se taire à l’école et à l’armée («la grande muette») aux paysans taciturnes du XIXe siècle. Quand se taire apparaissait comme une tactique pour se protéger «du dévoilement des secrets de la famille».

Se dessine aussi une évolution des mœurs. «Désormais il est difficile de faire silence, ce qui empêche d’entendre cette parole intérieure qui calme et qui apaise, écrit Alain Corbin en prélude. La société enjoint de se plier au bruit afin d’être partie du tout plutôt que de se tenir à l’écoute de soi.»

Corbin-Degas

Edgar Degas, L’absinthe, 1876

En nos temps d’«hypermédiatisation», de «permanente connexion» et «d’incessants flux de paroles», on redoute de plus en plus le silence. On oublie sa saveur, «condition du recueillement, de l’écoute de soi, de la méditation, de l’oraison, de la rêverie, de la création». Preuve que «ce bien est devenu précieux», notre époque a créé une chaîne d’hôtels Relais du silence.

Seuil de tolérance
Il ne faudrait pas en conclure pour autant que notre siècle est plus assourdissant que les précédents. Il l’est différemment. Pas sûr, par exemple, que la ville soit plus bruyante depuis l’arrivée des moteurs et des klaxons: jusqu’au milieu du XIXe siècle, «le seuil de tolérance au bruit était fort élevé», selon Alain Corbin. «Les cris de métiers, artisanaux et commerciaux, entretenaient un brouhaha permanent. La musique de rue, celle de nombreux baladins ou joueurs d’orgue de Barbarie, n’était pas encore réglementée.» Ateliers et échoppes participaient au vacarme avec d’infernales machines. On trouvait même des forges dans les étages d’immeubles parisiens…

On veut le silence dans les transports publics, alors que jusqu’au milieu du XXe siècle, il était normal de converser dans les trains. Ne pas adresser la parole à son voisin pouvait passer pour impoli.

Petit à petit, tout s’est codifié différemment. Il est devenu inconvenant de héler les passants dans la rue, «le bruit lisse du pneu» a remplacé «le roulement des charrois et le bruit des sabots de chevaux». On se tait au théâtre et au cinéma. Dès le début du XIXe siècle, «savoir faire silence, face au tintamarre affectionné par le peuple, participe d’un processus de distinction, tout comme savoir pratiquer le mezzo voce». Le bruit devient grossier.

Hôpital: silence!
Dans les hôpitaux, les cris de douleur s’estompent, alors qu’ils demeuraient largement tolérés jusqu’au milieu du XXe siècle, «dans la mesure où la valeur chrétienne de la douleur rédemptrice était implicitement admise». Aujourd’hui, une telle plainte «relève du scandale et témoigne tout à la fois d’un échec des médecins et d’un manque de contrôle de soi de la part du patient». A l’inverse, le cri de jouissance – «intolérable au XIXe siècle» – est devenu «un élément essentiel de bien des séquences de spectacles cinématographiques et télévisuels».

On demande la paix dans les transports publics, alors que, jusqu’au milieu du XXe siècle, il était normal de converser dans les trains. Ne pas adresser la parole à son voisin pouvait même passer pour impoli. Faut-il en conclure que le seuil de tolérance au bruit s’est abaissé? Certainement pas, remarque avec malice Alain Corbin: «Ceux-là mêmes qui, dans le cours de la journée, réclament et goûtent le silence dans les transports sont parfois les mêmes qui, la nuit précédente, ont toléré dans une boîte de nuit ou dans une salle de spectacle musical des intensités sonores inconnues jusqu’alors dans l’histoire humaine.»

Alain Corbin, Histoire du silence. De la Renaissance à nos jours, Albin Michel, 216 pages

Posté le par Eric dans Beaux-Arts, Inclassable, Littérature, Livres Déposer votre commentaire

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