Shakespeare, ce génie si peu français

La France a mis longtemps pour accorder à Shakespeare la place qu’il mérite. Aujourd’hui encore, alors que l’on célèbre les 400 ans de la mort du plus universel des dramaturges, ses liens avec le théâtre français restent ambivalents.

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Par Eric Bulliard
Il est le plus grand dramaturge de l’histoire, l’auteur d’une œuvre universelle, où se retrouve l’humanité entière avec sa cruauté, sa faiblesse, parfois sa noblesse. Mais William Shakespeare, quatre cents ans après sa mort (le 23 avril 1616, le jour de ses 52 ans) reste victime de préjugés en francophonie. Du théâtre compliqué, pas fait pour nous…

Dans son vibrant Thank You Shakespeare, qui vient de paraître chez Flammarion, l’acteur Philippe Torreton résume cette incompréhension d’une question: «Nous vivons dans une société où l’instruction a fait des progrès, où l’analphabétisme a reculé, le public est en principe plus cultivé qu’au XVIIe siècle… Pourquoi Shakespeare serait-il plus difficile à comprendre aujourd’hui?»Torreton

Début d’explication avec Terry Hands (metteur en scène anglais qui a travaillé à la Comédie-Française), que cite François Laroque dans son Dictionnaire amoureux de Shakespeare. Pour lui, le théâtre ne se conçoit pas de la même manière des deux côtés de la Manche: «En Angleterre, nous n’avons pas d’un côté la comédie et de l’autre la tragédie; on a la tragicomédie, qui est un mélange des deux.»

Cette hybridité a toujours constitué un obstacle à la réception de Shakespeare en France. François Laroque rappelle qu’il aura fallu près d’un siècle et demi pour que son œuvre et son nom franchissent la Manche. Grâce à Voltaire, qui le découvre en 1726, alors qu’il se trouve en exil à Londres: «C’est moi qui le premier montrai aux Français quelques perles que j’avais trouvées dans son énorme fumier.»

Abominable et bouffon
«Favorable à un élitisme aristocratique hérité du théâtre de Cour», Voltaire ne se vantera pas longtemps de cette découverte. Il va traiter l’«abominable Shakespeare» de «Gilles de village» – autrement dit de bouffon – qui n’a «pas écrit deux lignes honnêtes». C’est que Shakespeare déborde de partout, fait fi des règles, transcende les genres, à une époque où le théâtre français ne jure que par la bienséance, la vraisemblance, les unités de temps, de lieu, d’action…

Dictionnaire_amoureux_de_ShakespeareEt puis, il mélange les classes sociales et les niveaux de langue, dans un univers peuplé de rois et de reines, de guerres et d’amours, mais aussi de bassesses meurtrières et de beuveries paillardes. Ce brassage représente une offense au bon goût français, aux yeux de Voltaire et de beaucoup d’autres. A quoi Victor Hugo répondra: «Cette gastrite qu’on appelle le bon goût, [Shakespeare] ne l’a pas.»

Un socle théâtral
Hugo s’enthousiasme, tout comme son fils François-Victor, qui traduit les œuvres complètes de Shakespeare, de 1858 à 1866. Mais il faudra attendre le XXe siècle et les Lugné-Poe, Copeau et Dullin pour que le public français se familiarise avec ses pièces.

«Le succès deviendra plus spectaculaire encore après la Seconde Guerre mondiale», écrit François Laroque. Jean-Louis Barrault marque les débuts de la compagnie qu’il fonde avec Madeleine Renaud par un Hamlet (1946), Jean Vilar lance le festival d’Avignon l’année suivante avec un Richard II. Shakespeare comme un socle.

Par la suite, nombre de metteurs en scène prennent le relais comme Patrice Chéreau, Ariane Mnouchkine, Roger Planchon, Robert Hossein. Ou encore le jeune Thomas Jolly (né en 1982), dont le Henry VI, à Avignon en 2014, a marqué les esprits. Et pas seulement parce qu’il durait dix-huit heures…

La tragédie et le rire
Le voici enfin reconnu à la hauteur de son génie? Pas tout à fait: pour François Laroque, les liens entre les Français et Shakespeare gardent «quelque chose d’ambivalent». Il cite le grand Peter Brook: «Chez Shakespeare, il n’y a pas de réponses, [il n’y a] que des questions et des personnages qui s’opposent.»

En France, indique le critique George Steiner, on «aime à situer un auteur à droite ou à gauche, dans la foi ou le libertinage, dans le naturalisme ou l’existentialisme». L’auteur de Macbeth, lui, ne supporte aucune étiquette et ne délivre aucune morale.

Même sentiment chez Philippe Torreton. Pour l’acteur, qui a joué les rôles titres de Hamlet, Henry V et Richard III, nous sommes «descendants d’une lignée de spectateurs qui n’ont jamais ri en écoutant Phèdre, Suréna, Iphigénie et Bajazet» et qui ont fini «par intégrer que la tragédie exclut par nature le rire».

L’intérêt romantique pour Hamlet aurait, de plus, donné une fausse image du prince du Danemark. «Ethérifié par les philtres et les potions du romantisme», il a perdu son humanité terrienne. «Le public français, en retour, a rangé son histoire dans le rayon des tragédies compliquées, et pas faites pour nous.»

Un auteur populaire
Un drame, aux yeux de Torreton, puisque «cet auteur si populaire a usé sa vie à penser un théâtre pour tous». A l’époque, son public se constituait en effet d’une «foule hétéroclite agglutinée jusqu’aux abords immédiats du plateau» et réclamait «du sang, du grivois, du vulgaire».torreton-2

D’où ce mélange de références raffinées adressées aux bourgeois et aux aristocrates – assis dans les galeries ou sur scène – et de jeux de mots scatologiques, à destination du peuple, debout au parterre. Bien avant la fameuse formule d’Antoine Vitez, Shakespeare veut un théâtre «élitaire pour tous». Les superlatifs, les accumulations, les voix qui grondent, les adresses au public s’expliquent aussi par ces conditions de la représentation: il fallait capter l’attention d’un auditoire dissipé.

Au passage, Shakespeare invente la distanciation brechtienne, cette manière de rappeler que nous sommes au théâtre et que nous faisons semblants, comme les enfants qui jouent aux cow-boys et aux Indiens. Théâtre et vie se confondent. Sur le fronton de «son» Théâtre du Globe, à Londres, la célèbre devise de Pétrone proclamait: «Totus mundus agit histrionem», «le monde entier joue la comédie». Et il la joue chez Shakespeare.

François Laroque, Dictionnaire amoureux de Shakespeare, Plon, 928 pages et Philippe Torreton, Thank You Shakespeare, Flammarion, 176 pages

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Posté le par Eric dans Littérature, Livres, Spectacles, Théâtre Déposer votre commentaire

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