Laurence Cossé raconte le rêve fou d’un cube vide

Dans un livre qui tient autant du roman que de l’enquête fouillée, Laurence Cossé revient sur la construction d’un bâtiment-monument hors du commun: la Grande Arche de la Défense.

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Par Eric Bulliard

Quand ils ouvrent l’enveloppe, tout le monde se regarde. «Jamais entendu ce nom-là…» Johan Otto von Spre­ckelsen vient de remporter le concours d’architecture pour finir «en beauté le quartier de la Défense». L’œuvre de ce Danois inconnu deviendra la Grande Arche, construction hors normes que Laurence Cossé retrace dans un roman documentaire très fouillé.

Dans cette aventure architecturale, économique, politique, tout paraît extraordinaire: le bâtiment, les enjeux, le chantier, l’architecte… Au moment où Spreckelsen remporte le concours, en 1983, des dizaines de projets étaient déjà mort-nés pour ce quartier à l’extrémité de l’axe historique Louvre-Tuileries-Concorde-Arc de Triomphe. Elu deux ans plus tôt, François Mitterrand a repris le dossier en main et relancé l’idée d’un bâtiment marquant à cet endroit.couv-grande arche

Laurence Cossé (qui a reçu l’année dernière le Grand Prix de littérature de l’Académie française pour l’ensemble de son œuvre) mêle brillamment la reconstitution détaillée de la construction et le récit de son enquête. Elle écoute les témoins de l’époque, fouille les archives, tente de rencontrer la veuve de Spreckelsen. Et donne à son livre un souffle littéraire qui dépasse largement le documentaire.

Une maison, quatre églises
Au cœur de son roman, un homme, Johan Otto von Spreckelsen. SpreckelsenUn rêveur, un idéaliste sans expérience, un théoricien, professeur aux Beaux-Arts de Copenhague, qui a imaginé ce cube vide par goût de la pureté. Comme l’écrit Laurence Cossé, il «ignorait tout de la technique, ne voulait pas en connaître les contraintes et ne s’intéressait qu’au sens, à la symbolique et à la beauté du Cube». La complexité extrême de son bâtiment va rapidement le dépasser, même si un compatriote ingénieur, Erik Reitzel, l’assistait.

Très vite, cet homme qui n’a bâti que sa maison et quatre églises (comme il l’affirme aux journalistes français persuadés qu’il plaisante par modestie) sera dépassé par ce chantier qui réunira 2000 ouvriers. Il se montre inflexible, exige le plus blanc des marbres, le plus lisse des verres: «Pour lui, aucune forme n’est assez pure, aucun détail assez pensé, aucun matériau assez noble, aucune surface assez lisse.» Son exigence obtuse et son inexpérience rendent impossible la concrétisation de son rêve d’absolu. A chaque détail qu’il faut modifier, il a l’impression qu’on lui vole son projet.

L’architecte Paul Andreu épaule Spreckelsen avec cette conviction: «Ce truc irréalisable, on va le réaliser»

Que mettre dans l’Arche?
Autour de lui, gravitent d’autres personnages clés, comme Paul Andreu, architecte de plusieurs aéroports, nommé pour seconder Spreckelsen avec cette conviction: «Ce truc irréalisable, on va le réaliser.» Ou encore Robert Lion, directeur général de la Caisse des dépôts et consignations (la banque d’Etat qui finance les grands aménagements urbains) et l’urbaniste Jean-Louis Subileau.

Mais Spreckelsen ne semble faire confiance qu’à François Mitterrand, qui suit de près l’avancée du chantier. L’architecte comprend mal les conséquences de la défaite socialiste aux législatives, comme l’explique Subileau: «Spreck n’a rien compris en 1986. Il était danois, il n’a pas compris que le président n’avait plus le pouvoir. C’est difficile à comprendre, aussi, la cohabitation.» Jacques Chirac, Premier ministre, et Alain Juppé, ministre du Budget, s’y désintéressent. «C’est bien simple, l’Etat ne participe plus du tout à la construction de l’Arche», écrit Laurence Cossé.

Le plus étonnant reste encore que, pendant tout ce temps, personne ne sait à quoi va bien pouvoir servir ce bâtiment faramineux. Il coûte plus de 3,5 milliards de francs (français) et l’on ignore ce qu’il va abriter: il est question d’un centre de la communication, d’un centre culturel, de bureaux pour le Ministère de l’équipement…

Il rend son tablier
De toute manière, les espaces ne sont pas adaptés: «Ce bâtiment n’était pas fait pour être habité, dit Lion. On a glissé des bureaux dans un monument.» A ces difficultés s’ajoute le fait que «tout est compliqué, en France», estime Spreckelsen. Parce que «les Français aiment changer tout le temps les choses. (…) Entre eux, ils ont aussi du mal à se mettre d’accord.»

Sur ces incompréhensions, Laurence Cossé ironise: «Nous avons du mal à le croire, nous autres Français qui nous voyons rationalistes, organisés et pour tout dire très intelligents, mais aux yeux de beaucoup de nos voisins nous sommes des passionnels, des idéologues, des phraseurs, des agités, des individualistes, enfin des gens peu sûrs.»Grande-arche-chantier

Spreckelsen finit par craquer. Dépassé par les événements et un chantier monstrueux, «il fait ce que personne n’a jamais fait dans l’histoire de l’architecture moderne, il démissionne». Nous sommes en juin 1986. «Imaginez: Michel-Ange en a sa claque du Vatican et des atermoiements de la curie. Il rend son tablier au pape. Vous finirez Saint-Pierre comme vous voudrez, je m’en lave les mains.» Son coéquipier ingénieur Reitzel reste en place. Ils ne se verront plus.

Souvenir de grandeur
Spreckelsen tombe malade: il meurt en mars 1987, huit mois après sa démission, plus de deux ans avant l’achèvement d’une Arche qu’il ne reconnaissait plus. Elle est inaugurée en juillet 1989, dans le cadre des manifestations pour le Bicentenaire de la Révolution. La réception officielle a lieu sur le toit, mais «les ascenseurs n’ont pas la capacité qu’il faudrait pour transporter un très grand nombre de personnes. Ce soir-là, on découvre à quel point la desserte du toit est insuffisante.»

Aujourd’hui, le toit est fermé, la Grande Arche a dû être rénovée, le marbre choisi avec tant de soin n’a pas tenu. «Ce bâtiment est maudit, affirme Subileau. On a engendré un monstre. C’est un monument d’une sérénité absolue mais il reste marqué par son enfantement terrible. Il a été laissé en déshérence.» Demeure l’extraordinaire histoire d’un homme et de son rêve de pureté. Et le souvenir d’une époque où la France, au Louvre, à l’Opéra Bastille comme à la Défense affirmait sa grandeur dans l’architecture.

Laurence Cossé, La Grande Arche, Gallimard, 368 pages

Posté le par Eric dans Littérature, Livres Déposer votre commentaire

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