Elena Ferrante, la star anonyme des lettres

Ses livres triomphent à travers le monde, mais personne ne sait qui se cache derrière le pseudonyme d’Elena Ferrante. Le nouveau nom, suite de L’amie prodigieuse, continue le récit de l’amitié de Lila et Elena, dans la Naples des années 1960.

Naples

Par Eric Bulliard
C’est l’une des plus fascinantes énigmes littéraires d’aujourd’hui. A l’heure des ego surmédiatisés, Elena Ferrante laisse son œuvre parler pour elle. Le nouveau nom, deuxième des quatre volumes de L’amie prodigieuse, vient de paraître en français et ses livres triomphent à travers le monde: plus d’un million d’exemplaires vendus, surtout en Italie et aux Etats-Unis. Mais l’écrivain reste anonyme, refusant la promotion et les apparitions publiques.

Ses très rares interviews, Elena Ferrante ne les donne que par écrit. L’année dernière, elle expliquait ainsi au magazine littéraire The Paris Review qu’elle s’est cachée, au départ, par timidité. Puis par hostilité envers les médias qui «ne prêtent aucune attention aux livres eux-mêmes et évaluent l’œuvre en fonction de la réputation de l’auteur». Actuellement, elle continue de s’opposer à «l’autopromotion obsessionnelle imposée par les médias», qui «rabaisse le véritable travail, dans tous les secteurs de l’activité humaine».Livre-ferrante

Seul élément certain: Elena Ferrante est un pseudonyme, choisi pour ses sonorités proches d’Elsa Morante (1912-1985). Pour le reste, personne ne connaît son visage ni sa réelle identité. En Italie, d’aucuns pensent qu’il s’agit de l’écrivain napolitain Domenico Starnone, qui s’agaçait encore récemment en interview: «Mais comment dois-je vous dire que je ne suis pas Elena Ferrante?» Ou de son épouse Anita Raja, traductrice au sein d’E/O, maison d’édition qui publie la mystérieuse auteure depuis son premier roman, L’amour harcelant, en 1992.

Imprégné de Naples
Son identité restera secrète, mais il paraît évident qu’Elena Ferrante est napolitaine et née dans les années 1940. Non pas parce que l’extraordinaire histoire d’amitié qu’elle retrace à travers les décennies doit forcément être autobiographique. Mais parce qu’il faut avoir grandi à Naples à cette époque pour que le roman en soit ainsi imprégné. Pour faire ressentir avec une telle justesse cette ville à nulle autre pareille, sans passer par le pittoresque. Naples et ses trafics plus ou moins minables, Naples et sa pauvreté, Naples et son dialecte lourdement ensoleillé, que l’on cherche à cacher dès que l’on se rend dans les beaux quartiers ou les villes du Nord. Naples et ses mille couleurs, ses mille peurs, comme chantait Pino Daniele.

Au début du deuxième tome de L’amie prodigieuse (le premier est paru en français en 2014), Lila (dite aussi Lina) et la narratrice Elena (ou Lenuccia) ont 16 ans. Nées en 1944, ces deux élèves douées pour les études, issues d’un quartier pauvre, voient leur trajectoire se séparer, mais leur amitié, si elle se distend parfois, ne peut se briser.

Le poids de la tradition
Lila épouse Stefano Carracci, travaille dans l’épicerie de son mari et découvre que celui-ci s’est associé aux frères Solara, des malfrats locaux qu’elle déteste depuis toujours. Elena, elle, poursuit ses études au lycée, rompt avec son petit ami et vit en secret un amour dé-sespéré avec Nino Sarratore, garçon intelligent et cultivé, que les deux amies retrouvent à Ischia, le temps d’un été.ischia

Un résumé aussi abrupt ne rend pas hommage au souffle d’Elena Ferrante, à sa manière de retracer cette «relation de sœurs» entre Lila la mal mariée assoiffée de vie et Elena la sage étudiante. A sa façon épatante de faire ressentir cette Italie du Sud des années 1960, écrasée par le poids de la tradition, en particulier par l’interdiction du divorce, voire de la séparation.

D’ailleurs, Stefano éclate de rire quand Lila lui annonce qu’elle veut le quitter, tant il lui est impossible de l’imaginer. Thème central de l’œuvre d’Elena Ferrante, l’émancipation féminine se heurte au machisme violent: «Il ne veut pas que j’aie la moindre pensée à moi», lâche Lila à propos de son mari.

Mais Lina, qu’est-ce que tu racontes? La liberté? Quelle liberté? Tu es mariée, tu dois rendre des comptes à ton mari! Lenuccia peut vouloir un peu de liberté, toi non!

Les mots des pauvres gens
Quand la jeune femme explique à sa mère que, travaillant toute l’année à l’épicerie, elle aimerait aussi un peu de liberté, sa mère non plus ne peut la comprendre: «Mais Lina, qu’est-ce que tu racontes? La liberté? Quelle liberté? Tu es mariée, tu dois rendre des comptes à ton mari! Lenuccia peut vouloir un peu de liberté, toi non!» Impossible d’imaginer une autre existence. C’est comme ça parce que ça a toujours été comme ça.

Elena Ferrante excelle aussi à dire cette gêne des gens modestes, cette pauvreté qui laisse toujours une trace, dans le manque d’assurance ou de vocabulaire. «Je quittai Naples et la Campanie pour la première fois», raconte Elena quand elle part étudier à Pise. «Je découvris que j’avais peur de tout: peur de rater le train, peur d’avoir envie de faire pipi et de ne savoir où aller, peur qu’il fasse noir et que je ne parvienne pas à m’orienter dans une ville inconnue, peur d’être dévalisée.»naples-2

Mise à distance
La narratrice observe ses années de jeunesse de nos jours: dans le premier volume, elle commence à raconter cette histoire après la disparition de Lila, à l’âge de 66 ans. Elle rappelle régulièrement cette mise à distance, par des incises du genre: «Je savais déjà, même si je le sais bien mieux aujourd’hui…» Cet éloignement explique sans doute que le récit, qui avance de manière aussi linéaire, apparaisse comme lissé par ce regard sur de lointains souvenirs.

Elena Ferrante fait ainsi vibrer tout un monde de relations familiales et amicales, de voisinages, de rancœurs, d’amours et de haines. Au fil de ses pages extrêmement addictives, qui couvrent les années 1960 à 1967, des jeunes gens se croisent, se perdent, s’aiment, se retrouvent. Dans les joies et les peines de la narratrice, le roman prend vie avec une telle force que l’on oublie presque la question initiale: mais qui donc est Elena Ferrante?

Elena Ferrante, Le nouveau nom – L’amie prodigieuse t. II, Gallimard, 560 pages

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