Francis Giauque: la poésie, ce cri de douleur

Cinquante ans après la disparition de Francis Giauque, sa poésie demeure d’une puissance rare. Un ouvrage de la collection Le Cippe revient sur cette figure quasi mythique des lettres romandes.

Francis Giauque à 22 ans, le 13 juillet 1952, devant le Café-Restaurant du Cercle ouvrier de Sonvilier

Par Eric Bulliard

«J’ai haussé la douleur / sur les plus hauts plateaux / de la solitude.» Sa poésie est un cri, un déchirement. Cinquante ans après sa disparition, Francis Giauque n’a rien perdu de sa force dé­sespérée. Au point que l’écrivain né à Prêles (Jura bernois) est devenu une figure littéraire mythique, qui dépasse les frontières romandes. Une décennie après la parution en un volume de ses Œuvres (L’Aire bleue), il a les honneurs de la collection Le Cippe, qui vient de lui consacrer un bref ouvra­ge.

De son vivant, Francis Giau­que n’a publié que deux minces recueils: Parler seul en 1959 et L’ombre et la nuit en 1962. Deux plaquettes passées inaperçues: ce poète intense «appartient à cette très rare catégorie de créateurs qui, de leur vivant, n’ont pas eu un seul article sur leur production», écrit son ami Hughes Richard en 1986, au moment de publier une partie de sa correspondance (C’est devenu ça ma vie).Couv_giauque.indd

«Rarement le désespoir et la souffrance auront inspiré une œuvre aussi terriblement noire et désolée que celle de Giau­que», notent Véronique Gonzalez et Vincent Teixeira dans le volume du Cippe. Douleurs qui n’ont rien d’une pose: ces tourments, le poète les a vécus au plus profond de sa chair et de son âme, avant d’y mettre fin en 1965, à 31 ans.

«Adolescent magnifique»
Né le 31 mars 1934, Francis Giauque n’a pas toujours connu ce «labyrinthe de désespoir», comme il a appelé sa «longue descente au fond de l’abîme». Il a même vécu une prime jeunesse solaire, selon Hughes Richard, qui se souvient d’un «adolescent magnifique», séducteur, très tôt passionné de littérature et de jazz. Un élève «brillant mais paresseux, frondeur, récalcitrant, craint pour ses réparties vitriolées de malice et d’irrespect».

A la veille de ses examens de maturité, il renonce à se présenter. Au directeur de son école de commerce qui cherche à le convaincre d’un «vous avez toutes vos moyennes, vous ne pouvez pas échouer», Giauque répond avec panache: «Justement!» La suite est moins glorieuse: il travaille comme libraire à Lausanne, puis correcteur d’imprimerie. Il écrit des poèmes, des chansons (dont certaines sont destinées à Ferré), découvre la solitude et une société qu’il ne peut accepter: «L’irruption du quotidien, il la prend comme une gifle», écrivent Véronique Gonzalez et Vincent Teixeira.

«A force de fréquenter les poètes maudits, et je pense plus spécialement à celui qui fut mon maître: Antonin Artaud, j’ai fini par leur ressembler. C’est un héritage terrible.»

«La date de ma mort…»
«Je suis complètement annihilé par des trucs comme: trouver du travail, trouver un lieu où se loger, tenir le coup en dépensant le moins possible», écrit-il à Hughes Richard en 1957. «Plein de haine et de rancœur», il souffre de problè­mes de peau, d’estomac, de «morne désolation entrecoupée d’éclats de révolte, de dégoût».Giauque4

En 1958, Francis Giauque part en Espagne, à Valence. Engagé comme enseignant de français, il connaît une crise d’angoisse si violente qu’elle le laisse anéanti. «Je crois que cette année 1958 aura marqué pour moi la date de ma mort (pas la vraie, l’autre qui est pire)», lâche-t-il avant d’ajouter: «Je ne désespère pas de la vie ou des autres, je désespère de moi, de moi seulement.»

Suivront des années de douleur, entre crises d’angoisse, alcool, tentatives de suicide, internements en hôpitaux psychiatriques, électrochocs… Avec l’écriture pour dérisoire bouée: «Omniprésente, insatiable, de plus en plus conquérante pour autant qu’il en conserve le réflexe et que le permettent les tremblements de sa main, Francis saisit sa plume et, pour réduire les effets des crises qui l’accablent, il tente d’éconduire l’Angoisse dans ses poèmes, ses proses ou son journal intime», note Hughes Richard dans la préface aux Œuvres.

Vers 1960, un peu plus d’un an après l’effondrement en Espagne

L’espoir et l’inutile
«J’appelle vivre / ce cri d’espoir / suspendu à ma bouche / comme une offrande inutile», écrit Francis Giauque dans Parler seul. Le cri, l’espoir, mais aussi son inutilité… Selon Véronique Gonzalez et Vincent Teixeira, l’écriture apparaît comme une «véritable excroissance du dé­sespoir du poète». Il se bat, mais ne rencontre que le vide: «Mots incendiaires / jetés à la face / d’un monde muet / cris et sanglots / murés par le silence / soleil évanoui / dans l’essaim de la nuit» (L’ombre et la nuit).

En 1961, il écrit à son ami Georges Haldas: «A force de fréquenter les poètes maudits, et je pense plus spécialement à celui qui fut mon maître: Antonin Artaud, j’ai fini par leur ressembler. C’est un héritage terrible.» Ses frères de douleur, il les évoque dans cette même lettre: Nerval, Lautréamont, Hölderlin, Pavese «et tous ceux qui macèrent dans leurs souffrances au fond des salles de cure des asiles et des cliniques psychiatriques. Ceux-là, je les reconnais. Tous les autres me sont devenus des ennemis.»Giauque3

Un «empire de ruines»
En Suisse romande, Giauque s’inscrit dans le sillage de ses aînés vaudois Edmond-Henri Crisinel (1897-1948) et Jean-Pierre Schlunegger (1925-1964), qui ont également mis fin à leurs jours, laissant une œuvre tourmentée. Mais Giauque est un «esprit plus rebelle, dont le cri nu ne laisse percer aucun espoir, se heurte à une absence d’horizon, ressassée et énoncée dans une économie verbale et une syntaxe de plus en plus heurtée et déchirée», remarquent les auteurs du Cippe.

Cette œuvre de rage et de sang se fait ainsi haletante, avec des fulgurances tirées de l’étau qui allait le broyer: «Seul sur la terre des morts / seul à aiguiser ma voix / au tranchant glacé du silence / seul à macérer / dans le sang noir et visqueux / d’un égorgement sans fin / aujour­d’hui si je suis encore là / c’est comme un roi déchu / qui revient hanter / son empire de ruines.»
Véronique Gonzalez et Vincent Teixeira, L’ombre et la nuit de Francis Giauque, Infolio – Le Cippe, 112 pages

Posté le par Eric dans Littérature, Livres 1 Commenter

Répondre à Francis Giauque: la poésie, ce cri de douleur

Ajouter un commentaire