Edouard Louis, aux limites de l’ambition

Après le triomphe de son premier roman, Edouard Louis figurait parmi les auteurs les plus attendus de ce début d’année. Troublant récit d’une agression, Histoire de la violence creuse un sillon original, sans vraiment atteindre les ambitions affichées.

Louis ©John Foley c
Par Eric Bulliard

Cette fois-ci, il n’a pas fallu attendre longtemps. Il y a deux ans, quand Edouard Louis sortait En finir avec Eddy Bellegueule, ce premier roman a accédé au rang de phénomène littéraire avant de déclencher les polémiques, sans doute inhérentes à tout livre à succès. Avec Histoire de la violence, la réaction a été immédiate. Divers critiques louent certes les qualités du roman, mais d’autres suintent d’une férocité inouïe.

Signe des temps, où le vitriol donne l’impression d’exister? Qu’a donc fait Edouard Louis pour mériter ce fiel? Il creuse son sillon et poursuit dans une veine autobiographique assez casse-gueule. Auto-apitoyée, selon ses détracteurs. De toute manière, «écrire, c’est aggraver son cas», selon l’écrivain polémiste Christian Laborde. Edouard Louis a donc aggravé son cas.Couv-Louis

Dans En finir avec Eddy Bellegueule (son vrai nom), il racontait son enfance et son adolescence dans un village de Picardie. Sans fard, il revenait sur les humiliations qu’il a vécues en jeune homosexuel, de la part de sa famille modeste comme de ses camarades de classe. Un univers violent, raciste, homophobe qu’il a fui pour rejoindre Paris et étudier la sociologie.

Immense succès: En finir avec Eddy Bellegueule se vend à 300000 exemplaires, est traduit dans une vingtaine de langues, adapté au théâtre puis au cinéma par André Téchiné. Précisons qu’au moment de la sortie de ce premier roman, début 2014, Edouard Louis est un parfait inconnu de 21 ans. A cet âge, le succès et le talent sont impardonnables…

Le drame au cœur d’Histoire de la violence se situe avant la parution de ce best-seller, au soir de Noël 2012. Edouard Louis rentre chez lui, après un repas avec des amis. Dans un Paris presque désert, il est abordé par Reda et finit par accepter de faire monter chez lui ce jeune Kabyle.

Débutée comme un coup de foudre, la nuit se termine dans la violence: Reda tente d’étrangler Edouard, pointe sur lui un revolver, le viole… Suivent les démarches judiciaires, avec les réflexions malsaines des policiers: «“C’est votre truc à vous, tout ce qui est arabe?” Ils ont attendu ma réponse, et moi, j’ai hésité, puis comme l’idiot qu’on est dans ces circonstances, j’ai répondu, comme si la question en était une ou comme si elle était normale, posable, qu’il n’était pas arabe, mais kabyle…»

Double voix
Au-delà du fait divers, l’intérêt d’Histoire de la violence réside dans son étonnante structure narrative et cette habile trouvaille: à la voix de l’écrivain s’ajoute celle de sa sœur. Edouard s’est retiré pour quel­ques jours chez elle, presque un an après les faits, et il l’entend raconter son histoire à son mari. Elle use d’un langage fruste («et qu’est-ce qui aurait arrivé si il y en a un qui serait tombé en escaladant la grille…»), que l’auteur interrompt parfois par des parenthèses en italique, pour expliquer ou préciser ses propos.edouard louis

Ce principe permet à Edouard Louis de revenir sur des moments de son enfance et de rappeler à quel point il se sent désormais étranger parmi les siens. Sentiment partagé, comme le souligne sa sœur: «Il fait des manières sur tout. C’est comme si il voulait à tout prix nous montrer qu’il était plus comme nous mais qu’il était différent et qu’il était devenu différent. Trop bien pour nous.»

«Ma plus grande peur dans la vie, ce serait de faire un livre qui ne dérange personne.»

«Ma plus grande peur dans la vie, ce serait de faire un livre qui ne dérange personne.»

En donnant à son roman le titre Histoire de la violence, Edouard Louis ne fait pas seulement un clin d’œil à Foucault et ses Histoire de la folie et Histoire de la sexualité. Il annonce surtout une ambition: de sa douloureuse épreuve personnelle, le jeune sociologue cher­che à tirer une leçon générale. Comprendre non seulement comment la violence a surgi cette nuit-là en Reda, mais aussi comment elle vient au monde.

Récit circonstancié
C’est là une qualité et une limite du roman. S’il y a peu à peu malaise, ce n’est pas par l’absence de pudeur dont il fait preuve. A l’époque de Christine Angot, on a lu largement pire dans le registre impudico-thérapeutique. Le côté dérangeant, c’est plutôt ce but affiché, parfois frôlé, pas vraiment atteint, tant il paraît difficile de tirer une généralité de ce drame personnel.

Son livre reste en effet d’abord un récit circonstancié, assez loin de cette volonté d’«esquisser une histoire de la violence», annoncée en quatrième de couverture. Pour l’essentiel, Edouard Louis décrit avec précision (tout en évitant les détails graveleux) la nuit de l’agression, ses sentiments, la peur qui a suivi, l’obsession d’effacer toute trace de Reda, la vision cauchemardesque de son propre enterrement, la tentation du racisme (et la honte qui l’accompagne), les stratégies de survie: «Ma guérison est venue de cette possibilité de nier la réalité.»

Ni génie ni gémonies
Dans sa volonté d’analyser cette violence, il s’intéresse également au fonctionnement de la mémoire: «C’est l’irréalité qui me frappe le plus, maintenant que j’essaye de me souvenir, l’irréalité du moment, de nos attitudes, de nos déplacements.» Et se penche sur Reda, son passé, celui de son père, sans pour autant donner de réelles pistes de réflexion sur le mécanisme en marche cette nuit-là.

Sur le plan littéraire, le livre apparaît donc assez malin, avec cette astucieuse mise à distance par la voix de la sœur. Pas suffisant pour crier au génie, mais pas de quoi non plus vouer aux gémonies un jeune auteur dont le seul tort est d’afficher des ambitions qu’il n’atteint pas. Reste que les controverses doivent rassurer un écrivain qui affirmait récemment dans Les Inrockuptibles: «Ma plus grande peur dans la vie, ce serait de faire un livre qui ne dérange personne.»
Edouard Louis, Histoire de la violence, Seuil, 240 pages

Posté le par Eric dans Littérature, Livres Déposer votre commentaire

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