Bertrand Belin, au plus près de l’essentiel

Chanteur à part, lettré et raffiné, le Breton Bertrand Belin vient de sortir Cap Waller, son sixième album. Une nouvelle merveille où chaque note, chaque mot semble pesé avec soin. Rencontre lors d’un récent passage à Lausanne.

Bertrand Belin ∏ Ph. Lebruman 2015 (2)
Par Eric Bulliard

Après Hypernuit et Parcs, vous poursuivez dans le dépouillement: qu’est-ce qui vous attire dans cette quête d’épure, musicale et textuelle?
Je suis plus occupé à fuir les boursouflures qu’à rechercher l’épure. Travailler avec la soustraction plutôt qu’avec la profusion des désirs correspond à ma nature. Il y a plein de façons d’arranger une chanson, mais je m’intéresse à ce qui lui est essentiel, ce qui lui suffit. C’est un besoin de clarté: j’ai envie que chaque élément de la musique soit perceptible pour ce qu’il est. Il y a aussi un désir de décroissance de la logorrhée permanente, de ces discours partagés entre les artistes, les médias, la publicité, la langue politique… J’ai un peu de peine à rajouter des paroles à tout ce cirque.

Vous évoquez un désir de clarté, alors que vos chansons demeurent souvent énigmatiques…
Je comprends qu’on puisse le percevoir ainsi, mais ce n’est pas intentionnel. Pour moi, il n’y a rien de mystérieux. «Une silhouette rentre chez elle», c’est une silhouette qui rentre. Elle slalome entre deux flaques de boue, il ne se passe rien d’autre. Je ne mets pas de mystère, je donne des faits. «Depuis quand je suis ceint de douves»: les châteaux sont ceints de douves depuis que la guerre existe… Je m’amuse avec les sonorités, ce qui peut rendre la première écoute un peu étrange, mais c’est un problème sonore et musical, pas de contenu.

Le single Je parle en fou fait figure d’exception, avec son texte plus fourni: comment expliquer cette différence?La chanson est née différemment: je l’ai écrite sur mon téléphone, un soir, chez un copain. En me couchant, j’avais cette phrase en tête que j’avais lue chez Erasme, «je parle en fou». C’est une saillie de la langue qui provient de la Bible et qui, à mes yeux, a pour sens: je parle avec une conscience complète, intégrant la folie. En surconscience.

J’ai écrit ce texte en cinq ou six minutes, dans une forme assez classique de poésie rimée, avec des rejets, comme une stance ou un poème d’amour courtois. Surtout, j’ai écrit la chanson, ce que je ne fais pas en général: d’habitude, ça passe par la mémorisation, l’accumulation, le tri, mais pas l’écriture, ce qui garantit une certaine fraîcheur orale au moment d’enregistrer les chansons.

Le côté épuré s’accompagne de répétitions, qui donnent aux chansons un côté hypnotique…
Je le montre de manière vive, mais la répétition, la scansion, le cycle sont des ingrédients de la chanson: «Frère Jacques, Frère Jacques / Dormez-vous, dormez-vous?» Après, selon les mots qu’on répète, ça crée des figures un peu drôles. Dire une chose simple pourrait la faire passer à la trappe. Dès lors qu’on la répète, on insiste: c’est bien ça que je veux dire. Je le dis trois fois, c’est moi qui décide.Bertrand Belin ∏ Ph. Lebruman 2015 (3)

Derrière ces jeux et ces images, vos chansons abordent de vrais sujets de société: gardez-vous toujours à l’esprit cette idée de ne pas faire de la chanson gratuite?
C’est ce qui compte le plus, pour moi. Les jeux formels sont intéressants, mais secondaires: il faut donner une forme à sa présence au monde, comment on le perçoit… D’où les thèmes du déclassement, de l’isolement, de la rupture, de la solitude. Le mot juste, par exemple, est une chanson d’exil, comme l’était Comment ça se danse sur le précédent disque. Je n’apporte pas de réponse, mais je pense que le rôle de la chanson, si elle en a un autre que celui de divertir, c’est de maintenir certaines questions en éveil.

Le mot juste est assez cruel, avec ce «on t’oubliera»: l’exil est vu comme une déchirure aussi pour ceux qui restent…
Bien sûr! Il faut s’imaginer ça: les gens qui se déplacent, poussés par les conditions de leur vie, les circonstances de l’époque, ont beaucoup de choses sur le dos. On s’en relève difficilement. En plus, il faut charrier l’énorme culpabilité d’avoir abandonné les siALBUM-CAPWALLER-2400PXens, de n’être pas un combattant resté défendre un territoire, des valeurs… C’est terrible et ça devrait forcer le respect.

Dans cette chanson, je dis: «On t’oubliera, on sait faire ça», parce que l’oubli est une condition de la survie. Non pas oublier complètement, mais le plus possible, pendant qu’on a encore un peu de vie. J’écris sur ces sujets, qui sont beaucoup plus grands que moi, mais auxquels je pense souvent. Dans Le mot juste, il n’est pas question d’une personne en particulier, ni d’une situation, c’est la mécanique des adieux qui est traitée.

D’ailleurs, vos chansons fonctionnent souvent sur ce mode universel, plutôt qu’anecdotique…
C’est une ambition qui résulte du sentiment d’incapacité à embrasser la complexité du monde par son détail. Traiter la question de la guerre à travers l’analyse d’un conflit en particulier revient pour moi à alimenter l’idée selon laquelle la guerre se déroule à un moment, en un lieu, qu’elle peut s’arrêter et tant pis si elle recommence ailleurs.

Regarder ça d’un point de vue plus universel me paraît la seule manière de réinsuffler dans l’esprit des gens l’idée de voir le malheur et le bonheur comme beaucoup plus grands que ce qu’il y a sur le pas de la porte. Mais je perçois bien la naïveté de ce genre de démarche, dans un monde où l’action tangible, les chiffres, les pourcentages, les prix, les coûts font loi…

Vous avez publié un roman, Requin, ce printemps chez le prestigieux éditeur P.O.L.: quelle place accordez-vous à l’écriture, à la littérature?
L’écriture a toujours été très importante. J’écris depuis que je suis adolescent, des formes courtes, de la poésie, des chansons, des textes plus longs… Le livre me fascine, d’abord comme lecteur: tous les livres que j’ai lus sont autant de choses qui ont été jetées dans l’eau et qui affleurent de manière à ce que je puisse marcher sur du solide. Ils augmentent le territoire du monde.requin

Il y a la rue dans laquelle je marche, les copains, les bistrots, la musique, mais il y a aussi Capitaine Achab, Don Quichotte, le chef d’orchestre de L’inconsolé de Kazuo Ishiguro… Ils existent avec la même vibration réelle que le reste et je suis pris entre ces deux mondes.

Bertrand Belin, Cap Waller, Disques Office

Posté le par Eric dans Chanson française, Musique Déposer votre commentaire

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