Yves Jamait, la chanson pour dire le temps qui fuit

Devenu chanteur sur le tard, Yves Jamait s’est fait connaître par des histoires de bistrot, de déchirures, de fêlures. Son sixième album le montre apaisé et penché sur ses souvenirs. Une réussite.

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Par Eric Bulliard

Si vous voulez énerver Yves Jamait, parlez-lui de sa casquette de Gavroche. De son image de titi parisien, héritier de Renaud, accordéon musette… Non: c’est une casquette irlandaise et le Dijonnais se situe bien au-delà de ces étiquettes. Disons qu’il fait de la chanson française et c’est déjà beaucoup. Nouvelle preuve avec Je me souviens, sixième album studio de cet artiste inclassable.

Au premier coup d’œil sur les titres, deux constats: d’abord, Jamait va droit au but. Ses nouvelles chansons s’appellent Toi, D’ici, Accordéon, Qui sait?, Le bleu, Réalité, Salauds… Et puis, il sera question du temps qui nous file entre les doigts. Non seulement la chanson Je me souviens donne son titre (à la Perec) à l’album, mais il y a aussi Le temps emporte tout, J’ai appris, J’en veux encore, Je ne reviendrai plusYves Jamait-4

Yves Jamait a confié la réalisation de son album à l’extérieur de son équipe habituelle. Son fidèle accordéoniste-pianiste Samuel Garcia a certes participé aux arrangements, mais Manu Eveno et Daniel Bravo sont des nouveaux venus. Des membres de Tryo, dont l’influence s’entend sur Réalité.

Tout fout le camp…
A la fois sobre et fouillé, Je me souviens s’aventure dans des directions inattendues, jusqu’au parfum tango de J’ai appris. Mais pas question de renier les classiques. Dans Accordéon (en duo avec Sanseverino), Jamait les revendique, même. Puisque les esthètes traitent cet instrument de ringard, il lui dit haut et fort: «J’aime bien ta gueule.»Yves_Jamait_Jemesouviens_Cover

Jamait, c’est aussi ce qui le rend si attachant, refuse en effet les catégories, la variété d’un côté, les textes intelligents de l’autre. Il embrasse toute la chanson, celle qui refuse les carcans, celle qui voit large et boit sec. Pas seulement la prestigieuse lignée Brassens – Maxime Le Forestier, mais aussi la famille des moins connus de qualité, les Henri Tachan, Jean Guidoni, François Béranger, Allain Leprest, Loïc Lantoine, Sarclo…

Du haut d’une sérénité nouvelle, Yves Jamait, 54 ans, sait que «tout fout le camp», mais que «la vie, c’est maintenant», chante-t-il sur Le temps emporte tout, qui ouvre l’album avec classe. Et toujours cette intensité, cette authenticité, au plus profond de sa voix éraillée.

Par hasard ou par envie?
Puisque le temps nous file entre les doigts, mieux vaut se concentrer sur l’essentiel: ces souvenirs d’enfance («les draps qu’on plie avec sa mère / en joignant les deux bouts…»), cet émerveillement quotidien («les lumières du jour qui tachent tes cheveux…»). Pour, au final «dire en mécréant combien la vie est belle!»

La fuite du temps, c’est aussi le sentiment de perte. Des déchirures moins vives que sur les premiers albums, mais qui apparaissent dans deux sommets, J’ai appris (pudique évocation de la disparition d’un ami) et D’ici («Tu me manques tellement / que le temps se disloque, / que ma vie est en loques»).

Dans cet album de souvenirs, Jamait n’oublie pas l’ouvrier qu’il a longtemps été, à travers un bel hommage (Le bleu). Avec son regard social affûté, il a aussi l’élégance (dans Salauds) de cogner fort sur une musique légère, qui rend le refrain d’autant plus efficace: «Est-ce qu’on devient salauds par hasard? / est-ce qu’on devient salauds par envie? / peut-on le devenir par désespoir? / ou par envie?» Une sacrée question, quand on y pense.

Yves Jamait, Je me souviens…, Disques Office

 

Yves Jamait en trois albums phares

De_verre_en_versDe verre en vers (2001)
La révélation. Au début, on ne savait pas trop. Jamait, c’est le nom du groupe? Un trio, paraît-il. Mais son nom, ce n’est pas plutôt De verre en vers? Ou alors, c’est le spectacle qui s’appelle comme ça? En tout cas, la rumeur commençait  à circuler: il y a un gars, là, casquette et voix éraillée, qui chante les bistrots, les galères, avec tendresse et une énergie revigorante. Ancien cuisinier, puis ouvrier d’usine, Yves Jamait a rodé ses chansons sur scène avant de sortir un album qu’il autoproduit avec sa prime de licenciement. Une personnalité à part, encouragée par Jean-Louis Foulquier (patron des Francofolies) et Patrick Sébastien.

De verre en vers révèle tout un univers de troquets (Le bar de l’univers, Et je bois…), de ruptures (Adieu à jamais), de tendresse (Caresse-moi). Sans oublier l’humour déconneur, comme OK, tu t’en vas et son intro imparable: «OK, tu t’en vas / C’est triste et ça m’ennuie / Mais si tu pouvais en partant… / Descendre les poubelles!»

 

Jamait-en concertEn concert (2009)
La confirmation. Une dizaine d’années après ses débuts, c’est désormais acquis: auteur-compositeur de haut vol, Yves Jamait est aussi un impressionnant interprète. Sur scène, sa voix, son charisme, sa sincérité prennent toute leur ampleur: confirmation avec cet excellent double album, enregistré à Auxerre. Le concert apparaît ici intense, avec un chanteur en grande forme, drôle, touchant, et une liste de titres impeccables, qui démontrent qu’en trois albums (Le coquelicot, en 2006, et Je passais par hasard, en 2008, ont suivi De verre en vers), Jamait s’est construit un sacré répertoire.

On a l’impression que ne se succèdent que des classiques, comme L’adieu merdeux, l’extraordinaire Jean-Louis, hommage au patron de son bar préféré  («On parle, on parle et il se fait tard, c’est bientôt la fin du monde et j’ai plus rien à boire»), Je suis vivant, Y’en a qui ou encore Je passais par hasard, incroyable chanson qui évoque une femme battue et vous tire des larmes. Ne manque que Vierzon, cette splendeur, où Jamait évoque le père qu’il n’a jamais connu.

 

Jamait-saison4Saison 4 (2011)
L’évolution. Peu médiatisé, mais bien installé (tous ses albums ont été disques d’or), Yves Jamait évolue tranquillement: le son de ce Saison 4 paraît plus riche, l’album plus produit que les précédents. «J’espère bien que je change, sinon je continuerais à jouer aux billes et à soulever les jupes des filles», soulignait alors le chanteur. Le disque est marqué par le temps qui passe et qui ressemble de plus en plus à un compte à rebours: «Je commence à mûrir, je trouve ça navrant», chante-t-il sur Pauv’Pom’ et «deux fois et d’mi vingt ans, si c’est la mer à boire / Je veux la boire versée dans des chopes d’amour» sur La cinquantaine.

Ce qui n’a pas changé, c’est son talent pour ciseler ses textes, son sens de la formule («Si tu me laisses tomber, j’me casse») et cet art d’alterner douces merveilles (Même sans toi) et chansons qui vous retournent les tripes, à l’image d’Arrête, cri d’amour du gars qui essaie de raisonner son pote poivrot: «Tu postillonnes sur le comptoir / Des histoires dont tout le monde se fout / Arrête! / Rentre chez toi…»

 

Posté le par Eric dans Chanson française, Musique Déposer votre commentaire

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