Delphine de Vigan: vertige de la manipulation

Après le succès de Rien ne s’oppose à la nuit (2011), Delphine de Vigan revient avec un troublant roman. D’après une histoire vraie mêle récit intime, thriller psychologique et histoire d’une amitié destructrice. Où l’on ne sait plus très bien qui manipule qui…

delphine de vigan

par Eric Bulliard

C ’est l’un des romans les plus en vue de cette rentrée littéraire. Non seulement parce qu’il figure dans la liste des meilleures ventes du moment en France (avec Millenium et Christine Angot) ainsi que dans les premières sélections des principaux prix littéraires, Femina excepté. Mais surtout parce que Delphine de Vigan réussit avec D’après une histoire vraie un livre troublant, qui allie suspense, histoire personnelle et réflexion littéraire.

En 2011, Delphine de Vigan connaissait un immense succès avec Rien ne s’oppose à la nuit, pudique et émouvant récit sur sa mère disparue. Quatre ans plus tard, elle revient avec un livre où la narratrice est écrivain, s’appelle Delphine, a connu un immense succès avec son précédent roman et peine à lui donner une suite.

D’emblée, Delphine de Vigan brouille les repères. La réalité est omniprésente, on la sent à travers nombre de détails sur sa vie, par exemple sa relation avec François, journaliste et critique littéraire: dans la vraie vie, l’auteure est la compagne de François Busnel, rédacteur en chef du magazine Lire et présentateur de l’émission La grande librairie.couv-vigan

D’accord pour François, mais qu’en est-il de L.? Figure centrale du roman, L. entre dans la vie de Delphine comme une copine, puis une confidente, une amie qui se rend indispensable, devient envahissante… Elle-même écrivain et nègre, L. représente une sorte de double de la narratrice, plus sûre d’elle, impeccablement coiffée et maquillée.

Effet de réel
Peu à peu, le lecteur se met à douter: qui est vraiment L.? que cherche-t-elle? jusqu’où ira la relation entre ces deux fem-mes que, très vite, on commence à percevoir comme malsaine et destructrice? Et comme Delphine de Vigan excelle à flouter la frontière entre réalité et fiction, on s’interroge: L. existe-t-elle dans la réalité? Qui se cache derrière cette initiale? Dans les quelques pages d’introduction, la narratrice l’accuse: «Aujourd’hui, je sais que L. est la seule et unique raison de mon impuissance. Et que les deux années où nous avons été liées ont failli me faire taire à jamais.»

Rien de tel que ces brèves pages initiales pour créer un effet de réel. Mais le doute qui entoure peu à peu L. va plus loin: ne serait-elle que le produit de l’imagination d’une narratrice troublée par la dépression? L’incertitude est accentuée par les épigraphes que Delphine de Vigan a placées en tête de ses trois chapitres, Séduction, Dépression et Trahison: toutes trois tirées de Stephen King (Misery et La part des ténèbres), elles accentuent un sentiment de mystère presque inquiétant, où la folie affleure de manière de plus en plus dangereuse.

De cœur et d’émotion
D’après une histoire vraie est un roman de la manipulation: celle de la narratrice par L., celle du lecteur qui ne sait plus s’il lit la confession douloureuse d’une auteure en panne ou un thriller psychologique. Les deux, évidemment: le roman se tient parfaitement en équilibre entre ces pôles, sans choisir l’un plutôt que l’autre. Dans son écriture fluide, d’une discrète élégance, Delphine de Vigan réussit avec brio ce vertigineux numéro d’équilibriste. En refermant le livre, on ne sait plus: peut-être que l’auteure s’est livrée comme jamais, peut-être qu’elle nous a totalement manipulés.

Le livre ne se résume toutefois pas à un exercice de virtuosité, même s’il en prend parfois les allures. Les doutes de la narratrice, aux prises avec une impossibilité physique d’écrire, touchent juste, tout comme sa description de l’amitié dans ce qu’elle peut avoir de cannibale. A la machinerie romanesque habilement huilée, Delphine de Vigan ajoute de la chair, du cœur, de l’émotion.

Qu’est-ce qui est pur?
Puisque c’est là un de ses thèmes centraux, le roman aborde en outre des réflexions sur les questions de l’authenticité, de la réalité, de la fiction. «Nous, ce qui nous plaît dans votre livre, c’est l’accent de vérité», lâche un lecteur lors d’une rencontre avec la narratrice. «On le sent, on le reconnaît. L’accent de vérité, ça ne s’explique pas. Vous avez beau dire, c’est ce qui fait la force de ce que vous avez écrit.»

Delphine prolonge alors sa réflexion sur «l’autobiographie» et «la pure fiction»: «En quoi la fiction était-elle pure? De quoi était-elle soi-disant exempte? N’y avait-il pas toujours, dans la fiction, une part de nous-même, de notre mémoire, de notre intimité? On parlait de pure fiction, jamais de pure autobiographie.» Au final, la seule certitude, c’est que l’on a passé un moment de pur plaisir.

Delphine de Vigan, D’après une histoire vraie, JC Lattès, 486 pages

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