Alksandar Gatalica: la guerre en un roman total

Le Serbe Aleksandar Gatalica s’est lancé dans une entreprise ambitieuse: embrasser en un roman les cinq ans de la Grande Guerre. Il la montre dans le quotidien de quelque 80 personnages, historiques et fictifs, à travers toute l’Europe.

poilus
Par Eric Bulliard

Il y a eu Barbusse (Le feu), Dorgelès (Les croix de bois), Genevoix (Ceux de 14), puis des dizaines d’autres écrivains. En littérature, la Première Guerre mondiale a traversé tout le siècle: pour encore tenter d’y poser un regard inédit, il faut aujourd’hui un sacré culot. Aleksandar Gatalica n’en man­que pas: best-seller en Serbie, où il a remporté d’importants prix littéraires, A la guerre comme à la guerre se veut «un roman total qui dévoile la Grande Guerre comme on ne l’avait jamais lue», selon la quatrième de couverture.

Ce roman tourbillon, ce flot puissant vous emporte au risque, parfois, de vous noyer. Il faut s’accrocher pour surnager dans ce raz de marée issu d’un projet démesuré: embrasser les cinq ans de conflit dans leur totalité. Aleksandar Gatalica les retrace année après année, à travers près de 80 personnages de toute l’Europe, dont les histoires s’entrecroisent.A Portrait of Mata Hari, circa 1907

Il saute allègrement de l’un à l’autre, passant des figures réelles aux anonymes. On rencontre, parmi les personna­ges historiques, Apollinaire, le dan­dy Cocteau, Fritz Haber (inventeur des gaz de combat… et Prix Nobel de chimie), Paul Wittgenstein (pianiste manchot), Mata Hari, le tsar Nicolas II, le Baron rouge, Lénine et Trostki réunis dans des cafés genevois, Raspoutine, un petit caporal du nom d’Adolf Hitler, Kiki de Montparnasse et tant d’autres.

S’y mêlent une foule d’anonymes et de personnages fictifs: un chanteur d’opéra qui perd sa voix, un aviateur allemand obsédé par l’idée de tuer Picasso, un marchand d’épices turc, des soldats, des officiers, des espions, des journalistes, des gens du peuple et de l’aristocratie…

La guerre au quotidien
Au fil de plus de 500 pages, ce roman choral crée un effet étonnant: la guerre prend des allures de pieuvre malsaine qui étend ses tentacules à travers l’Europe. Avec pour point de départ le fameux attentat de Sarajevo: A la guerre comme à la guerre s’ouvre sur l’autopsie de l’archiduc François-Ferdinand et de son épouse. Le médecin légiste entend alors cette prophétie, de la bouche du cadavre: «Il y aura une guerre, une grande guerre.»

A partir de ce big-bang, Aleksandar Gatalica orchestre de main de maître son foisonnant récit, donnant une image singulière de la Première Guerre mondiale. Très peu de scènes de tranchées, par exemple, ou même de batailles. La guerre semble vécue dans le quotidien, chez les personnalités comme chez les anonymes.

Vu d’ailleurs
Sans envolées lyriques ni descriptions sanglantes, elle s’insinue partout. Même loin du front, ses secousses se font sentir, parfois indirectement, comme à Genève, où «la moindre mention du plus grand conflit de l’histoire de l’humanité est considérée comme une indélicatesse, voire une indécence, en présence des dames».Gatalica-couv

Le point de vue d’Aleksandar Gatalica, né en 1964 à Belgrade et considéré comme un des auteurs contemporains les plus importants de Serbie, se révèle aussi différent. Dans nos consciences d’Européens de l’Ouest francophones, évoquer 1914-1918, c’est d’emblée rappeler des images de poilus dans la boue. Ici, la Bataille de la Marne ou Verdun semblent presque en marge d’un conflit qui prend sa source et son centre à l’Est, qui trouve un violent écho dans la Révolution russe.

Envolées fantastiques
L’impression de fresque infinie est encore accentuée par de régulières interventions du narrateur, du genre: «Mais cela n’est pas d’un grand intérêt pour la suite», «mais peut-être cela n’est-il pas essentiel pour ce récit». Et le lecteur de comprendre que les échos de ce conflit résonnent au-delà du récit. Qu’il existerait d’autres pistes à explorer.

D’autres réalités, aussi, Aleksandar Gatalica osant quelques incursions du côté du fantastique: réalisme et surnaturel se mêlent, tout comme se mêlent réalité et fiction, histoire et légende, humour et gravité. Le livre s’ouvre d’ailleurs sur des cadavres parlant et s’achève sur des morts qui évoquent leur vision du futur. Entre deux, on aura découvert des cabines d’essayage qui vous envoient dans le futur, des cartes postales qui continuent de s’écrire après la mort des soldats, des montres maléfiques, un miroir magique…

La fin de l’insoucianceapollinaire-blessé
En ajoutant de minutieuses recherches historiques à son talent de romancier, Gatalica signe une impressionnante mosaïque sur une époque hors du commun. Elle comprend aussi des conflits artistiques (comme le scandale provoqué par Les mamelles de Tirésias, d’Apollinaire), une épidémie de grippe espagnole,  la «question arménienne…

A la guerre comme à la guerre dresse ainsi le portrait étourdissant d’une Belle Epoque emportée par le chaos. En filigrane, se lit dans ces pages la fin d’une insouciance qui n’est pas prête de revenir: «Nous pensons que ce monde est sorti de ses gonds et qu’avec la fin de la Grande Guerre la réalité a définitivement perdu son honteux équilibre», lâche le médecin occultiste Franz Hartmann. En écho, le criminologue Archibald Reis annonce, désabusé, d’autres malheurs à venir: «Aucune épreuve, aucun désastre n’a eu le pouvoir de produire le moindre changement dans l’âme humaine…»
Aleksandar Gatalica, A la guerre comme à la guerre!, Belfond, 544 pages

Posté le par Eric dans Littérature, Livres Déposer votre commentaire

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