Imre Kertész, comme un dernier combat

Survivant d’Auschwitz, Prix Nobel de littérature en 2002, l’écrivain hongrois Imre Kertész publie un ouvrage gagné sur l’âge et la maladie. L’ultime auberge navigue entre le bouleversant témoigna­ge, l’ébauche d’un roman et les réflexions sans fard, parfois discutables.

Kertesz

Par Eric Bulliard

C ’est l’adieu d’un grand écrivain. Un Prix Nobel de littérature (en 2002), auteur de chefs-d’œuvre comme Kaddish pour l’enfant qui ne naîtra pas (1995) et Etre sans destin (1998). A 85 ans, gravement malade, Imre Kertész mobilise ses dernières forces pour cette Ultime auberge, livre sombre et inclassable, à la fois journal, confessions et ébauche de roman.

Né en 1929 dans une modeste famille juive de Budapest, Imre Kertész a 15 ans quand il est déporté à Auschwitz, puis à Buchenwald. A la sortie de la guerre, toute sa famille a disparu. Cette expérience des camps marquera sa vie d’homme et son œuvre.

L’ultime auberge aussi est traversée par les souvenirs de l’horreur nazie. «Auschwitz a eu lieu, et le fait qu’il a (pu) avoir lieu est irréversible», écrit Imre Kertész. Plus loin, cette idée forte: «Le fascisme, le nazisme, le communisme, etc. n’ont pas de causes historiques, mais viennent de ce que les gens veulent avoir ces systèmes et leurs dirigeants. C’est tout.»kertesz2

Puisque «tout ce qui a eu lieu influence tout ce qui peut encore avoir lieu», Auschwitz pourrait revenir: pour Imre Kertész, l’antisémitisme n’a jamais disparu d’Europe. Le monstre reste là, tapi, prêt à rebondir. De son expérience, il a aussi conservé un sens profond de l’absurdité universelle: «La vie est absurde, il faut la traiter avec la souplesse et la retenue qui conviennent, comme toute chose sans grande importance.»

Dépression et dignité
L’écrivain ne fait pas toujours preuve de cette légèreté. Au fil des pages et des ans (le livre commence en 2001), il se montre dépressif, insomniaque, marqué par la maladie de Parkinson. Il ne cache ni ses pensées suicidaires ni ses souffrances, en particulier dans ce qu’il appelle son «Journal trivial».

Ainsi, le monde occidental se trouverait-il déjà par-delà le bien et le mal et ne songerait-il plus qu’à s’amuser? Mais de quoi? Et dans quel but? Finalement, il n’y a rien de plus ennuyeux qu’une bonne distraction.

Face aux affres de la vieillesse, Kertész s’accroche à la littérature, à la philosophie (Nietzsche en particulier), à la musique. Avec une haute estime de la culture, qu’il ne confond pas avec un passe-temps: «Ainsi, le monde occidental se trouverait-il déjà par-delà le bien et le mal et ne songerait-il plus qu’à s’amuser? Mais de quoi? Et dans quel but? Finalement, il n’y a rien de plus ennuyeux qu’une bonne distraction.»Kertész-couv

L’ultime auberge est un livre de combat. Celui d’un homme affaibli, qui lutte pour conserver sa dignité et écrire un dernier livre. Du projet littéraire, on lit deux étranges ébauches. Pour le reste, on suit l’auteur dans ses douleurs et celles de son épouse (atteinte d’un cancer, dont elle guérit), dans ses réflexions sur la nécessité de continuer à créer alors que le monde s’écroule.

Le succès répugnant
Imre Kertész voit une nouvelle preuve du non-sens de l’existence quand il reçoit la récompense littéraire suprême: «Il est assez difficile de faire le lien entre Auschwitz et le Prix Nobel. Rien ne laissait prévoir que, soixante ans plus tard, je recevrais le Prix Nobel de littérature. C’est une absurdité que seule l’ironie permet de concevoir.» Son journal change alors, pour suivre la vie «répugnante» de l’écrivain à succès.

A la fatigue des conférences données à travers le monde s’ajoutent les bassesses que lui vaut cette récompense, «les abjections, la haine, les vilenies, les colères des hommes les plus méprisables d’un monde abject, haineux et vil». En manque d’énergie, il peine à écrire. Souffrance supplémentaire.

kertesz-nobelBien qu’écrivant en hongrois, Kertész se sent appartenir à «la littérature juive d’Europe orientale qui, au sein de la monarchie, puis dans les pays apparus après l’effondrement de celle-ci, était surtout de langue allemande». D’ailleurs, il se sent chez lui à Berlin, plus que dans une Hongrie qui peine à le reconnaître et qu’il fustige.

Ironie douce
De la Mitteleuropa et sa tradition littéraire, Imre Kertész a conservé la mélancolie, la nostalgie, la douce ironie. Un sourire désabusé traverse L’ultime auberge, mais il le perd au moment d’évoquer un sujet devenu particulièrement chaud depuis la parution du livre: l’islam et l’Europe.

«Il faudrait que je dise une ou deux choses sur la politique, note-t-il par exemple, mais ce serait vraiment une perte de temps ennuyeuse et superflue.» Il se lance quand même: «Je dirais comment les musulmans envahissent l’Europe, se l’accaparent, bref, la détruisent; quelle est l’attitude de l’Europe face à cela; je parlerais aussi du libéralisme suicidaire et de la stupide démocratie; démocratie et droit de vote aux chimpanzés.»

Plus loin, Imre Kertész en remet une couche: «L’Europe commence à comprendre où l’a menée sa politique libérale d’immigration. Elle s’est rendu compte que la chose nommée société multiculturelle n’existe pas.» Imaginons ces mêmes mots sous la plume de Zemmour ou de Houellebecq…

Imre KerteszLâcheté de l’Europe
Il n’y a que quelques passages de ce type, sur plus de 300 pages. Mieux vaut donc se souvenir de l’émotion de voir l’écrivain affronter sa mort prochaine. Mais un malaise demeure. Même quand il argumente, à travers le traumatisme nazi. «L’Europe a créé Hitler et, après Hitler, elle s’est trouvée à court d’arguments: les portes se sont ouvertes devant l’islam, plus personne n’ose parler de race ou de religion, alors que l’islam ne semble plus connaître que le langage de la haine envers les autres races et religions.»

Aux yeux de Kertész, l’Europe est lâche au point de «s’aplatir devant l’islam», en raison de «l’ornière morale évidente dont elle ne peut s’extraire depuis Auschwitz». Au crépuscule de sa vie, Imre Kertész a beau lancer, bravache, «laissez-moi tranquille avec Auschwitz» et «je ne suis plus le pantin de l’Holocauste», cette horreur absolue a déployé une ombre qui semble troubler le regard et les mots du grand écrivain.
Imre Kertész, L’ultime auberge, Actes Sud, 320 pages

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