Alessandro Baricco: la mutation est en marche

Pour l’Italien Alessandro Baricco, notre culture subit les assauts du monde actuel. Avides de consommation de masse, de drôles de barbares menacent notre civilisation et poussent l’homme à muter. Une réflexion brillante, depuis peu traduite en français.

BARICCO Alessandro photo C. Hélie Gallimard COUL 3 07.07
Par Yann Guerchanik
Vous le sentez ce courant d’air? Un souffle pénétrant qui brûle jusqu’à la moelle épinière. Le vent du changement. Ces gamins qui font leur devoir la télé allumée, les écouteurs dans les oreilles, une main qui tient le crayon et l’autre qui consulte des messages sur leurs téléphones. Des génies ou des idiots? Et nous, tout autant multitâches, qui quittons nos ordinateurs de bureau pour retrouver nos ordinateurs portables, qui ouvrons cinq fenêtres à la fois pour trier nos mails, finaliser une commande, s’acquitter d’une facture? Tous ces livres que nous achetons, mais que nous ne lisons pas. Ces files d’attentes dans les McDrives pour consommer du fastfood. Cette façon d’enchaîner les musées en l’espace d’une nuit. Cette envie d’aller plus vite et moins profond.

Les-barbares-Essai-sur-la-mutation_7626Alessandro Baricco s’est penché sur la question. L’auteur italien a d’abord publié une série d’articles dans le quotidien La Repubblica, avant d’en faire un livre en 2006. Sa réflexion est enfin traduite en français, sous le titre Les barbares, essai sur la mutation.

L’enfer, c’est les barbares
Baricco est un homme-orchestre. Il joue du roman, il compose des pièces de théâtre, des textes journalistiques, il dirige des ateliers d’écriture. Il est même musicologue pour de vrai. Le Turinois de 56 ans est un penseur doublé d’un formidable passeur. Ces essais sont ceux d’un écrivain. C’est-à-dire qu’il voit et traduit le monde d’une façon particulière pas parce qu’il est plus philosophe ou plus éclairé, mais parce qu’il est écrivain. Avec des mots, il montre des images.

Dans l’histoire des mammifères, le dauphin est un excentrique. Dans celle des poissons, c’est un père fondateur.

En l’occurrence, le village de la culture mis à sac par les barbares. L’auteur constate l’effacement progressif de notre culture classique au profit de la modernité apportée par les nouvelles technologies. «Une sorte d’apocalypse culturelle». Il a la nette impression qu’une espèce nouvelle est en train de naître, «qui a des branchies derrière les oreilles et qui a décidé de vivre sous l’eau».

«Et quand nous voyons nos enfants jeter vers l’eau des regards d’envie, nous avons peur pour eux et nous nous lançons aveuglément contre ce que nous parvenons seulement à entrevoir, l’ombre d’une horde barbare qui BARICCO Alessandro photo C. Hélie Gallimard COUL 4 07.07arrive. Pendant ce temps, sous notre aile, lesdits enfants respirent déjà n’importe comment, ils se grattent derrière l’oreille comme s’il y avait là quelque chose à libérer.»

Sentir ce monde qui vient
Alors, Baricco s’est dit qu’il fallait en faire davantage qu’un sujet de café du commerce ou qu’un prétexte à de subtiles joutes intellectuelles. Dépasser les considérations péremptoires du style «c’est la faute à la commercialisation», «si une chose se vend beaucoup, c’est qu’elle ne vaut rien».

Il a voulu comprendre les barbares, saisir leur logique sans les juger. Pour cela, il a posé ses sens un peu partout. Dans la façon dont nous consommons le vin, dans le football qui renonce à Baggio, dans l’omniprésence de Google. Il tire des parallèles avec l’histoire de la musique classique, avec le triomphe de la bourgeoisie au XIXe siècle. Avec tout ça, il brosse un portrait saisissant du barbare. Et quand on regarde ce dernier, on reconnaît en lui certains de nos traits.

Car une chose est sûre, selon Baricco, «nous migrons tous vers l’eau».  Et l’auteur n’oublie pas que «dans l’histoire des mammifères, le dauphin est un excentrique. Dans celle des poissons, c’est un père fondateur.» Mieux on aura compris ce qui se trame, mieux on pourra choisir notre embarcation avant de faire le grand plongeon.

En ce sens, le livre donne des pistes et parvient souvent à formuler ce qu’on pressent, mais qui reste éparpillé. Certains, comme le doyen de la presse italienne Eugenio Scalfari, ont montré avec pertinence que l’auteur de Soie allait vite en besogne sur quelques points, notamment sur le caractère exceptionnel du phénomène. N’empêche que Baricco n’a pas son pareil pour emmener le lecteur dans ses différentes courses réflexives et le gratifier, en fin de parcours, d’une synthèse aussi littéraire qu’instructive.

Et si l’avènement de la démocratie avait été un des signes avant-coureurs de l’invasion barbare?

A l’aune de son livre, on perçoit mieux, si ce n’est la mutation, du moins le changement qui s’opère. Cette nouvelle propension à penser que «le sens des choses ne réside pas dans un de leurs aspects originels ou authentiques, mais dans la trace qu’elles laissent lorsqu’elles entrent en contact avec d’autres morceaux de monde».

«Un lieu magnifique»
Et pour ça, Baricco n’hésite pas à lancer des pavés dans la mare, à s’aventurer sur ce qu’il qualifie lui-même de terrains minés. Par exemple, il se demande: «Et si l’avènement de la démocratie avait été un des signes avant-coureurs de l’invasion barbare?» Et l’auteur de glisser: «Songer à la propension historique, physiologique, de la démocratie à faire de la moyenne une valeur, choisissant systématiquement le plus large consensus possible. Songer à la vitesse à laquelle la démocratie remet en jeu le pouvoir, songez à ce que sont quatre années de mandat pour un président américain à côté des siècles de règne d’une dynastie ou par rapport aux décennies d’un tyran.»
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Le livre s’adresse «aux civilisés» comme «aux barbares». Les premiers saisiront mieux d’où vient leur malaise, les seconds comprendront mieux cette force qui les remue. Baricco construit son essai de façon à capter les deux auditoires. Et, sans doute, «les civilisés» auront de la peine avec cette manière de prendre le lecteur par la main en multipliant les procédés pour s’assurer que la communication passe bien (les énoncés phatiques pour le dire «dans la langue de ceux qui respirent avec les poumons»).

Et puis, au-delà de ses métaphores comme des archipels littéraires, il y a de l’espoir en fin de chapitre. Alessandro Baricco continue de penser le monde comme «un lieu magnifique». Malgré tout. Ou plutôt: grâce à tout le reste.
Alessandro Baricco, Les barbares, essai sur la mutation, Gallimard, 240 pages

Posté le par Eric dans Littérature, Livres Déposer votre commentaire

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