Alain Borer lance un appel à la résistance

Nous parlons de plus en plus mal et personne ne s’en offusque. Ou presque: le poète Alain Borer analyse le désastre que vit la langue française et lance un cri d’alarme.

Franglish
Eric Bulliard
Quand vous, Français, verrez disparaître votre mot “amour”, vous comprendrez peut-être qu’il sera trop tard», prophétisait la romancière québécoise Denise Bombardier, en 1972. «Comme pour accomplir une malédiction, l’album de Vanessa Paradis s’intitule Love (2013)», remarque le poète et essayiste Alain Borer dans De quel amour blessée, une suite de réflexions qui tire son titre d’un fameux vers de Racine.

Il serait donc trop tard. La langue française a été frappée par un raz de marée anglophone, qui a emporté son prestige, balayé sa richesse, noyé sa clarté. Aujourd’hui, on checke ses mails, on regarde Secret story en replay ou en streaming et les hipsters portent des shoes trop cool, pour le look ou pour le fun. A l’heure où plus personne ne semble s’en inquiéter, Alain Borer lance un salutaire cri d’alarme et d’amour pour une langue qui disparaît sous nos yeux.borer-couv

Retour en arrière (et non flash-back): le soir de son élection, en mai 1974, Valéry Giscard d’Estaing, pour sa première apparition publique, «avait cru devoir s’adresser à l’univers dans un anglais d’ailleurs pitoyable». Pour Alain Borer, «le message implicite était clair: la langue française n’est plus une langue internationale».

C’est le début des «quarante piteuses», marquées par un autre tournant: en 1992, Lionel Jospin, alors ministre de l’Education nationale, décide la quasi-suppression de l’enseignement du latin. «Un ministre de l’Education nationale qui obture, rebouche la fontaine latine, c’est un illettré militant qui renverse deux mille ans d’humanités, qui périme et saccage le patrimoine de Ronsard à Barthes, arrache les racines, débranche le cordon d’alimentation de la langue, l’abandonne à la domination américaine», s’insurge Alain Borer.

Avion et ordinateur
Dès lors, portes ouvertes aux anglicismes: le français ne prend plus la peine de chercher des mots nouveaux dans ses racines latines. Il paraît loin, le temps où un professeur de la Sorbonne proposait l’utilisation du mot ordinateur («nous dirions computer aujourd’hui») et Guillaume Apollinaire celui d’«avion» d’après le latin avis (oiseau): «Nous dirions plane, aujourd’hui, comme les Anglo-Saxons, du verbe français planer, que les frères Wright ont adopté au salon de l’aéroplane du Bourget.»

«La langue française s’est effondrée en langue de sous-France: Coluche a fait son entrée à l’Elysée.»

Alors que l’anglais a puisé à la source du français (pour 63% de ses mots) l’échange n’apparaît plus que rarement réciproque. L’heure est à «l’englobisch» ou «l’anglobal»: on lit «control passport» dans un aéroport français, on «deale» au lieu de distribuer, on «dispatche» au lieu de répartir, on «switche» au lieu de commuter, on préfère «duty free» à hors taxe…

Nous devenons ainsi des «collabos», estime Alain Borer, qui ne peut pour autant être taxé d’anglophobe, puisqu’il propose, parmi d’autres solutions: «Apprenons l’anglais et parlons-le aussi bien que possible; mais cessons de l’utiliser dans et à la place de la langue française.»Alain-Borer

De Molière à Coluche
Dans son implacable analyse de la disparition du français, le poète pointe aussi le rôle de Coluche. Non pas pour l’usage de termes anglais, mais pour la «bouillie nasale et nasillarde» dont il usait et sa «diction désarticulée». La langue de Molière serait ainsi devenue langue de Coluche.

Et le (mauvais) exemple vient d’en haut: d’une époque où le président français entrait dans La Pléiade (De Gaulle), nous sommes passés à celle où il sombre «dans l’indigence et la vulgarité de pensée», avec des «ch’u pas le premier», «si y en a que ça les démange», «casse toi pov’con». «La langue française s’est effondrée en langue de sous-France: Coluche a fait son entrée à l’Elysée.»

Mort d’une civilisation
Comme l’indique le titre de son essai, Alain Borer ne se contente pas de regrets. «Rien ne fera que la langue française cesse d’être, à nos yeux, un sommet de la création humaine.» Il prend la défense du «ne» de la négation (il «se préoccupe de l’interlocuteur, il le fait exister dans la phrase avant le verbe, il en a le souci […]. Le NE est une élégance»), du e muet (qui est «l’arc roman dans la langue») et fustige l’absence de distinction entre le conditionnel (ferAIS) et le futur (ferAI): «Une langue sans futur a-t-elle un avenir?»

Erudit et passionnant, son livre a la double vertu de rendre méfiant envers «l’anglobal» et de rappeler la précision, la finesse, l’irremplaçable subtilité de notre langue. En soulignant qu’avec elle, c’est la richesse d’une culture, voire d’une civilisation, qui s’évanouit.

«… que je le pensasse»
Peut-être Alain Borer exagère-t-il, par exemple quand il voit un lien entre la langue et le fait que la France serait le seul pays occidental à ressentir le voile islamique comme un problème («parce que la langue française est la seule langue qui refuse la confusion du sexe et du genre»).

Difficile, en revanche, de ne pas convenir que le français a perdu une partie de son charme. En 1949, Jean Amrouche posait cette question à André Gide: «Etait-ce pour cette raison que vous quittâtes la campagne?» Et l’auteur des Faux-monnayeurs de répondre: «Il était naturel que je le pensasse.» Difficile d’imaginer aujourd’hui un tel dialogue, même entre écrivains. Et surtout pas en access prime time.

Alain Borer
De quel amour blessée. Réflexions sur la langue française
Gallimard, 354 pages

Posté le par Eric dans Coup de gueule, Livres 1 Commenter

Répondre à Alain Borer lance un appel à la résistance

Ajouter un commentaire