Albrecht Dürer, le graveur qui a porté son art au sommet

Le Musée Jenisch, à Vevey, expose un maître absolu de la gravure. Virtuose et raffiné, l’art de Dürer tisse des liens entre la Renaissance italienne et les traditions nordiques.

Dürer-Mélancolie
Par Eric Bulliard
C’est la grâce, la richesse de la gravure, mais aussi l’obstacle à surmonter pour pleinement l’apprécier: elle demande de la patience, presque du recueillement. Une approche en douceur, une observation minutieuse. Même quand il s’agit d’un maître absolu comme Albrecht Dürer (1471- 1528): l’exposition que lui consacre le Musée Jenisch, à Vevey, ne révèle toutes ses splendeurs qu’au visiteur attentif, prêt à se laisser imprégner pour découvrir en détail cet ensemble exceptionnel.

Mise sur pied pour les 25 ans du Cabinet cantonal des estampes, La passion Dürer a puisé dans les collections de trois Vaudois: William Cuendet (1886-1958), Pierre Decker (1892-1967) et Alexis Forel (1852-1922). A travers également des gravures qui ont précédé Dürer (celles de Martin Schongauer en particulier) et quelques artistes contem­porains, c’est toute la place de Dürer dans l’histoire de l’art et de l’estampe qui se trouve évoquée ici.

DÅrer, La NativitÇ 2Un génie ne naît jamais ex nihilo. Formé en Allemagne puis à Bâle, Dürer a également puisé dans la tradition méditerranéenne: il se rend en Italie pour la première fois en 1494 et y séjourne deux ans en 1505-1507. Son œuvre restera marqué par cette dualité, l’attrait pour la Renaissance se combinant par exemple avec les scènes de genre typiquement nordiques. L’extraordinaire Nativité de 1504 mêle ainsi le traitement de la perspective et des raccourcis qui rappellent l’Italie de Mantegna et un décor (la maison à colombages en ruines) caractéristique du Nord.

Trilogie de chefs-d’œuvre
Au cœur de ce parcours, les trois Meisterstiche de 1513-1514 forment une trilogie magistrale, insurpassable. Dans Le chevalier, la mort et le diable, Saint Jérôme dans sa cellule et La Mélancolie, Dürer atteint sa plénitude. Dans la technique (le rendu de la lumière et du plafond de bois du Saint DÅrer, Saint Jerìme dans sa cellule_lightJérôme, par exemple), comme dans l’iconographie complexe de La Mélancolie, peut-être la plus célèbre gravure de l’histoire de l’art. On y resterait des heures à découvrir de nouveaux détails, à se plonger dans cette profusion, cette extraordinaire inventivité.

Avant ces chefs-d’œuvre réalisés au burin, Dürer s’est initié à la gravure par le bois, notamment à Bâle. Très vite, sa personnalité s’affirme: en 1498, à 27 ans, il publie deux éditions de L’Apocalypse (en allemand et en latin), avec des gravures grand format. Pas des illustrations du texte commandées par un éditeur: pour la première fois, un livre est entièrement conçu et publié par un artiste, qui invente une nouvelle manière d’articuler texte et gravures.

Proche du «sfumato»
Au fil des ans, Dürer expérimente encore d’autres techniques: le Musée Jenisch présente ainsi quelques eaux-fortes et gravures à la pointe sèche. Dont un somptueux Saint Jérôme près d’un saule (1512), d’une douceur qui n’est pas sans rappeler le sfumato de Léonard de Vinci.

Graveur virtuose et raffiné, Dürer excelle dans le traitement des clairs-obscurs, des volumes, des détails d’une minutie extrême. Mais son audace n’apparaît pas toujours au premier coup d’œil. Ainsi de La Cène (gravure sur bois de 1523), qui intègre le débat théologique de la Réforme: le décor est simple, le repas frugal. Et, surtout, l’action se déroule après le départ de Judas; il ne reste que onze disciples à table.Dürer - la cène

Les notices sur les murs du musée demeurant très succinctes, mieux vaut se munir de la brochure explicative remise à l’entrée pour goûter ce genre de subtilités. Voire de l’imposant catalogue, où une quinzaine de spécialistes proposent une synthèse des rapports de Dürer à la Suisse.

Echos contemporains
En écho aux gravures de Dürer, le Musée Jenisch expose en outre quelques œuvres d’artistes contemporains. Sans surprise, c’est La Mélancolie qui les a d’abord inspirés. Philippe Decrauzat (né en 1974) présente ainsi une magnifique sculpture, Melencolia, qui reprend le fameux polyèdre de la gravure originale, resté inexpliqué. Il y ajou-te d’autres subtiles références, par exemple à Andy Warhol et au Velvet Underground.

A l’étage, Vera Molnàr (née en 1924), crée un effet surprenant avec son Jeu du pair et de l’impair, (2014) en traçant des lignes pour relier les nombres du «carré magique» de La Mélancolie. De son côté, Alain Huck (né en 1957) renvoie également à la plus célèbre gravure de Dürer, en glissant la figure de l’ange comme en filigrane de son Ancholia (2011). Encore faut-il, pour l’artiste vaudois comme pour Dürer, prendre le temps d’observer et de se laisser emporter…

Vevey, Musée Jenisch, jusqu’au 1er février. Du mardi au dimanche, 10 h-18 h, jeudi jusqu’à 20 h. www.museejenisch.ch

Philippe Decrauzat

Posté le par Eric dans Beaux-Arts, Exposition Déposer votre commentaire

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