Eric Vuillard: et la réalité devint spectacle

En plus d’avoir créé sa propre légende et celle du Far-West, Buffalo Bill est aussi à l’origine de notre société du spectacle. Tristesse de la terre, bref roman d’Eric Vuillard démonte brillamment le mythe du héros.

Bull et Bill
Par Eric Bulliard

Il a «fabriqué la plus gran­de mystification de tous les temps». Mais Buffalo Bill (1846-1917) ne s’est pas contenté de réécrire l’histoire: son Wild West Show se trouve à l’origine des parcs d’attraction, du merchandising, du show-business, voire de la téléréalité. Dans un livre bref et brillant, Eric Vuillard retrace le destin de cet étrange personnage, qui finit par croire à sa propre légende et créer le mythe de l’Ouest américain.

Auteur notamment de La bataille d’Occident (2012), Eric Vuillard (né à Lyon en 1968) ne propose pas une biographie clas­sique: Tristesse de la terre est sous-titré «Une histoire de Buffalo Bill Cody». Non pas l’histoire, mais une histoire. L’ancien chasseur de bisons y apparaît par touches, insaisissable, mégalo et manipulateur, coureur de femmes, vaguement alcoolique.

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«Il n’a décidé ni de son nom ni de son histoire», écrit Eric Vuillard, avec son sens affûté de la formule. Son surnom, William Cody le reçoit des employés du chemin de fer, vers 1867. «Puis il raconta ses aventures, par hasard, entre deux coups de gnôle, à Ned Buntline, qui en fit un roman bon marché. Et ce récit d’arsouille, boniment, carotte, tissu d’escobarderies destinées à se faire payer encore un verre était devenu le thème d’un feuilleton.»

Buffalo Bill voit ainsi naître sa notoriété dans ce «mélange de fanfaronnades d’une nuit et des multiples rallonges, suffixes et incréments ajoutés au fil des pages par Buntline». Apprenant qu’un acteur rencontre le succès en jouant son personnage sur scène, il décide d’interpréter son rôle lui-même. Avec son imprésario le major John Burke («un margoulin de la pire espèce»), ils vont plus loin et créent le Wild West Show.

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Clou du spectacle: la réalité
Il faut imaginer ce qu’était ce spectacle démesuré: «La troupe comptait huit cents personnes, cinq cents chevaux de selle et des dizaines de bisons», écrit Eric Vuillard. Un spectacle si énorme qu’on lui refuse le Colisée de Rome, «là où Néron fit martyriser les chrétiens»: trop petit…

Buffalo Bill est la vedette de ce show hors du commun, mais les spectateurs («vingt mille personnes matin et soir pendant des années») viennent surtout pour les Indiens: «C’était bel et bien pour les voir, et seulement pour ça, qu’ils se saignaient aux quatre veines et prenaient un billet à chaque membre de la famille et s’asseyaient, bien sagement, en rang, sur les gradins.»

John Burke a surtout réussi à engager Sitting Bull, le vieux chef, vainqueur de Little Big Horn. «Car le clou du spectacle n’est pas un spectacle, c’est la réalité.» La foule peut se déchaîner, insulter les Peaux-Rouges, leur cracher dessus. Le Wild West Show reconstitue la bataille de Little Big Horn et réécrit l’histoire, «le public préférant un happyBuffalo_bill_wild_west_show_c1899 end»…

Naissance d’un hymne
Plus encore que la vie de Buffalo Bill, c’est cette entreprise de mystification que décortique avec force Eric Vuillard. On y découvre ainsi que les Indiens à cheval poussaient des cris en faisant «claquer leur paume sur leur bouche wouh! wouh! wouh!» Ce cri de guerre, que tous les enfants du monde vont adopter, «ils ne l’ont poussé ni dans les Grandes Plaines, ni au Canada, ni nulle part d’ailleurs – c’est une pure invention de Buffalo Bill».

Eric Vuillard rappelle aussi que les spectacles débutaient par La bannière étoilée, jouée par un orchestre. «Cet air deviendra par la suite l’hymne national des Etats-Unis – on voit comment sioux4-full-300x235l’Histoire se prosterne devant le spectacle.»

«Nous sommes le public»
Incisif, tour à tour rageur et émouvant, Tristesse de la terre comprend de magnifiques pages sur les Indiens survivants du massacre de Wounded Knee et d’extraordinaires photos, malheureusement peu mises en valeur. Il offre surtout un éclairage précieux sur les origines de notre société du spectacle.

«Nous sommes le public. C’est nous qui regardons le Wild West Show, reconnaît l’auteur avec gravité. Nous le regardons même depuis toujours. Méfions-nous de notre intelligence, méfions-nous de notre raffinement, méfions-nous de toute notre vie sauve et du grand spectacle de nos émois.»
Eric Vuillard
Tristesse de la terre
Actes Sud, 176 pages

 

 

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