Alexandre Cabanel, ce génie si classique (1)

Leurs contemporains les ont célébrés, l’histoire les a rejetés. Cet été, La Gruyère invite à redécouvrir des œuvres et des artistes dont le succès n’a pas résisté au temps. Comme Alexandre Cabanel: sa Naissance de Vénus a triomphé au Salon de 1863.

AlexandreCabanel

Par Eric Bulliard
Aujourd’hui, le tableau se trouve au Musée d’Orsay. Là où les foules se pressent pour aller voir les impressionnis-tes, Van Gogh et L’origine du monde, de Courbet. La naissance de Vénus, elle, passe presque inaperçue, ex-vedette de la peinture française désormais bien oubliée, vieillie, dépassée. Jolie, certes, mais la touche trop lisse, la facture trop classique. Trop sucrée pour nos palais habitués à l’acide.

Alexandre Cabanel (1823-1889) a 40 ans quand cette œuvre triomphe au Salon, manifestation annuelle organisée à Paris par l’Académie des Beaux-Arts. Né à Montpellier, il a remporté un second prix de Rome en 1845, qui lui a permis de passer cinq ans à la Villa Médicis. De la Ville éternelle, il envoie régulièrement à l’Académie des travaux inspirés par les chefs-d’œuvre italiens. De retour en France, en pleine possession de son métier, il commence à se faire un nom à travers notamment des portraits d’une indéniable habileté.

Self_Portrait_(Alexandre_Cabanel)

Avec sa Naissance de Vénus, Cabanel devient une célébrité. L’œuvre plaît au public, à la majorité des critiques et à l’empereur, puisque Napoléon III l’achète immédiatement pour sa collection personnelle. Cette même année 1863, le peintre est admis à l’Académie des Beaux-Arts. La suite de sa carrière ne sera que récompenses officielles, médailles en tous genres, portraits commandés par la haute société, en France comme à l’étranger. Une superstar de la peinture.

Le temps a fini par donner raison à Huysmans, qui évoquait une «Vénus à la crème», et à Zola, son plus virulent détracteur (lire ci-dessous). Parce que les goûts ont changé? Pas seulement. Le triomphe de Cabanel marque aussi la fin d’une conception de la peinture et de l’art. Celle où le beau était codifié, où il existait une hiérarchie des genres: de la peinture d’histoire – la plus prestigieuse, qui a droit aux grands formats et comprend les scènes bibliques et mythologiques – aux natures mortes, en passant par le portrait, les scènes de genre et le paysage.

La sensualité autoriséeLa_nascita_di_Venere_(Botticelli)
Avec La naissance de Vénus, Cabanel reprend le mythe d’Aphrodite née de la mer (tel que le raconte Hésiode) et poursuit une imagerie traditionnelle: on la retrouve chez Botticelli et Titien, mais aussi chez les peintres français du XVIIIe siècle, comme Boucher et Fragonard. Il y ajoute des références à Ingres et à ses fameuses odalisques.

A la figure mythologique s’ajoute la tradition du nu: Cabanel semble utiliser la légende comme un prétexte pour mettre en évidence sa maîtrise académique de la représentation du corps, grandeur nature. Six ans après les procès contre Madame Bovary et Les fleurs François_Boucher_011du mal, à une époque où l’on ne rigole pas avec la morale, il peut se permettre la sensualité (puisqu’il s’agit d’une déesse) accentuée encore par la position du bras droit de Vénus et son regard mi-clos.

De l’originalité, malgré tout
Sans doute le public du XIXe siècle a-t-il aussi été sensible à la virtuosité du peintre. Et à cette pincée d’originalité, qu’il parvient à distiller dans le cadre strict des conventions. Cabanel, par exemple, ne représente pas Vénus debout, comme la plupart de ses prédécesseurs et de ses contemporains (Bouguereau et Gérôme, par exemple), mais allongée, langoureuse, comme tirée d’un long Gerome_venussommeil. Plus traditionnels, des putti entourent la déesse de la beauté, dont deux soufflent dans des conques pour annoncer sa naissance. Au loin, une île où elle ne tardera pas à aborder.

« Tout le monde est tombé en extase. Voilà un maître selon le goût des honnêtes gens qui se prétendent artistes » Emile Zola.

Avec son sens de la formule, Zola a parfaitement résumé ce sentiment d’une singularité qui sait rester rassurante: «Tout est fait de propos délibéré, de sorte que cela paraît de l’originalité, mais Cabanel ne dépasse jamais les bornes. C’est un génie classique qui se permet une pincée de poudre de riz, quelque chose comme Vénus dans le peignoir d’une courtisane. Le succès a été énorme. Tout le monde est tombé en extase. Voilà un maître selon le goût des honnêtes gens qui se prétendent artistes.»

Un «fabricant d’images»
Raisonnable, mesuré, Cabanel a triomphé parce qu’il a senti ce «goût des honnêtes gens», du public comme des officiels. A nos yeux, ses œuvres paraissent techniquement irréprochables, mais sans émotion. Belles, peut-être, mais lisses, sans tripes. Même s’il possède un sens aigu de la composition, un pinceau très sûr et que ses tableaux inspirés de Shakespeare ou de Dante ont parfois du souffle. Au point que certains critiques d’art évoquent à leur sujet les fresques cinématographiques, qui verraient le jour quelques années plus tard.A.Cabanel, Dante, mort de Francesca et Paolo

Aujourd’hui, Cabanel n’occupe que quelques lignes des livres d’histoire de l’art. Avec son rival Jean-Léon Gérôme (1824-1904), ils sont cités comme représentants de «l’art pompier», avec un rien de mépris. Leur savoir-faire n’est pas en cause, mais plutôt leur élan créateur.

En 2010, à l’occasion d’une exposition que lui consacrait le Musée Fabre, à Montpellier, l’écrivain et critique d’art Philippe Dagen le soulignait dans Le Monde: «Cabanel apprend son métier de fabricant d’images, mais ne semble pas se demander pourquoi il sera peintre plutôt qu’avoué ou marchand de vins.» Toute la complexité de la création artistique résumée en une formule juste et cruelle.

 

Édouard_Manet_-_Le_Déjeuner_sur_l'herbe

Zola, critique à la dent dure
Double événement artistique en cette année 1863: alors qu’Alexandre Cabanel triomphe au Salon officiel avec sa Naissance de Vénus, Edouard Manet crée le scandale dans la section des œuvres refusées et ouvre la voie à l’art moderne. Son Déjeuner sur l’herbe représente lui aussi une femme nue (ou plutôt dévêtue, nuance!), mais accompagnée de deux hommes habillés. Et, contrairement à la déesse de Cabanel, il s’agit là d’une femme ordinaire, qui fixe le spectateur.

A l’inverse de son rival Gérôme, qui traitait les tableaux impressionnistes de «cochonneries» et d’«ordures», Cabanel ne semble pas avoir été totalement fermé à la nouvelle génération. Il aurait même défendu un portrait de Manet devant ses collègues de l’Académie: «Messieurs, il n’y en a pas un parmi nous qui ne soit fichu de faire une tête comme ça en plein air.»
Infatigable soutien de son ami Manet et des modernes, Emile Zola usera de la même fougue pour attaquer Cabanel.

A ses yeux, il représente «le triomphe de la propreté en peinture», l’archétype du peintre officiel, sage, classique et fade. En 1866, quand Cabanel fait partie du jury qui refuse L’Olympia1280px-Edouard_Manet_-_Olympia_-_Google_Art_Project_3 de Manet au Salon, Zola dégaine sa plume: «Artiste comblé d’honneurs, employant toutes les forces qui lui restent à porter sa gloire, toujours occupé à ce qu’aucun de ses lauriers ne glisse à terre, n’ayant donc pas le temps d’être méchant, il a montré, m’assure-t-on, beaucoup de douceur et d’indulgence. On m’a conté que la grande médaille qu’il s’est décernée l’année dernière a failli l’étouffer. Il est encore tout honteux, comme un glouton qui s’est donné publiquement une indigestion.»

«Tôt ou tard, la vérité triomphe»
Sur le plan artistique, Zola lui reproche son côté lisse, «bien dessiné, bien modelé», avec «des coquetteries, des souplesses mièvres qui mirent [sa peinture] à la portée des belles dames et des beaux messieurs».

L’histoire de l’art lui a donné raison, en portant aux nues les impressionnistes et en occultant Cabanel. L’écrivain le pressentait, même si, lors d’une exposition Cabanel – Gérôme en 1878, un doute l’effleure: «Si on se rappelle que ces deux peintres ont pris le pas sur Courbet toute sa vie, on ne pourra se défendre d’un sentiment de tristesse. On a beau réfléchir que la vogue excessive de la médiocrité n’a qu’un temps, que tôt ou tard la vérité triomphe, que l’avenir se chargera d’assigner à chacun la place qui lui revient, l’artiste au génie créateur en haut et les pédants affairés et astucieux tout en bas; n’importe, la partialité aveugle de la foule fait mal, on se met à douter de la vérité elle-même, devant les stupides engouements populaires dont jouissent des réputations usurpées.»

Alexandre_Cabanel_-_Albayde

 

Ce qu’en disait l’époque
«Son corps divin semble pétri avec l’écume neigeuse des vagues. Les pointes des seins, la bouche et les joues sont teintées d’une imperceptible nuance rose: une goutte de la pourpre ambroisienne se répand dans cette substance argentée et vaporeuse.» Théophile Gautier
«La Naissance de Vénus, de M. Cabanel, charme et séduit sans exciter de désirs. Ce qu’on admire ici, c’est l’élégance des formes, la correction du dessin, la finesse et la fraîcheur du coloris.» Louis Auvray
«La Vénus de M. Cabanel, savamment rythmée dans son attitude, présente des courbes heureuses et d’un bon goût: la gorge est jeune et vivante, la hanche a des rondeurs parfaites. La ligne générale se déroule harmonieuse et pure.» Paul Mantz
«La déesse noyée dans un fleuve de lait a l’air d’une délicieuse lorette, non pas en chair et en os – ce serait indécent – mais en une sorte de pâte d’amande blanche et rose.» Emile Zola

Posté le par Eric dans Vedettes oubliées Déposer votre commentaire

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