Gerhard Richter, la peinture jusqu’au bout

La Fondation Beyeler, à Riehen, présente une magistrale rétrospective des cycles picturaux de Gerhard Richter, sans doute le peintre vivant – avec Soulages – le plus intéressant et le plus influent.

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Par Christophe Dutoit
Toute visite de la Fondation Beyeler s’achève avec le délice, à chaque fois renouvelé, de revoir Le bassin aux nymphéas (1917-1920), l’une des œuvres maîtresses de Claude Monet. Or, bientôt un siècle plus tard, un sentiment tout proche envahit celui qui vient de terminer la visite de la rétrospective Gerhard Richter, en tout point remarquable.

Tout comme Monet, Richter peint encore assidûment malgré ses huitante ans passés. Et, comme le maître de Giverny, le plasticien allemand est lui aussi considéré comme l’un des artistes les plus importants et les plus influents de son époque. Dès la première salle, le peintre impose l’éclectisme de ses démarches, dans un va-et-vient constant entre abstraction formelle et figuration hyperréaliste.

En 1973 déjà, Gerhard Richter créait 1024 Couleurs, un patchwork d’échantillons de nuances, autant de variations mathématico-chromatiques des trois couleurs primaires. En l’observant quarante ans plus tard, on se rend compte à quel point ses émaux sur toile étaient précurseurs du monde numérique, qui rend aujourd’hui accessible ce genre de palettes colorées en deux clics de Photoshop.

Parallèles et paradoxes
Au fil des douze salles consacrées à cette rétrospective, Richter dévoile une œuvre dense, éclectique et en perpétuel questionnement. De manière très pertinente, le commissaire de l’exposition a choisi de confronter les séries entre elles, pour tracer des parallèles, mais aussi pour montrer les paradoxes et les contre-pieds qui émaillent son parcours.

Ainsi, face aux immenses toiles abstraites Novembre, Décembre et Janvier, le musée a accroché la série S. et son enfant, des portraits familiers de son épouse et leur fils, tels des madones classiques revisitées sous son pinceau à la fois très photographique et très estompé.

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Contrepoint aux «Nymphéas»
La Fondation Beyeler s’est également refusé à classer les œuvres de manière chronologique. Dès la deuxième salle, elle expose deux de ses très récents Strips, des tirages numériques très longs formats (2 x 10 m), qui poussent l’abstraction à ses limites: il construit son visuel en divisant l’image numérisée de son Tableau abstrait (1990) en 4096 lignes, reflétées sur un axe vertical. Il en résulte une œuvre intrigante, parfait contrepoint formel aux Nymphéas, que le spectateur appréhende par le côté, pour mieux accentuer cet effet de lignes fuyantes. Plus loin, l’artiste allemand montre encore 7 Vitres (Château de cartes), daté de 2013 également, qui perpétue son questionnement sur les objets en verre, ces «portes sur le néant» qui ont la capacité de refléter, de miroiter, de jouer avec les transparences de la réalité.

En soixante ans de carrière et plus de 1200 expositions (!), Gerhard Richter s’impose aujourd’hui comme le peintre vivant le plus incontournable au monde avec Pierre Soulages. D’ailleurs, il a partagé un temps avec le Français cette quête de monochromes, avec ses variations de Gris (1975), sublimement mises en valeur dans l’écrin de Riehen.

Après ses imposantes rétrospectives à Pompidou ou à la Tate Modern, l’Allemand jouit pleinement de cette notoriété méritée. Pas en reste, le public peut ainsi profiter de (re)voir cet été des cycles plus anciens, telle son incroyable série sur la Fraction Armée Rouge (lire ci-dessous), mais aussi ses natures mortes (donc la célèbre Bougie qui figure sur l’album Daydream nation de Sonic Youth) et ses sublimes portraits, à l’exemple de sa Femme lisant (1994), dont la composition et l’incroyable lumière rappellent la Liseuse à la fenêtre de Vermeer (1659).
Riehen (banlieue de Bâle), jusqu’au 7 septembre, tous les jours 10 h-18 h, me jusqu’à 20 h. www.fondationbeyeler.ch

 

Reader / Lesende

Vermeer

 

Référence à la Renaissance:L’Annonciation d’après Le Titien (1973)

En 1972, Gerhard Richter admire l’Annonciation du Titien à la Scuola Grande di San Rocco, à Venise. «Je voulais l’avoir pour moi, j’ai donc cherché à en faire une copie, dans la mesure de mes possibilités, explique-t-il. Or, je ne suis pas arrivé à un résultat fût-ce à moitié correct…» De retour dans son atelier, Richter peint cinq variations de cette Annonciation où l’archange Gabriel et la Vierge se dissolvent en tourbillons chromatiques de pluAnnunciation after Titian / Verkündigung nach Tizians en plus abstraits. De près, la matière picturale conserve la trace du large pinceau et le souvenir du geste virevoltant du peintre. De loin au contraire, le spectateur aux paupières cillés reconstruit mentalement l’œuvre du Titien, jusque dans sa composition et ses couleurs.

 

Référence à l’actualité: Le cycle du 18 octobre 1977 (1988)

Dans la nuit du 18 octobre 1977, Andreas Baader, Gudrun Ensslin et Jan-Carl Raspe se suicident dans la prison de Stuttgart. Après avoir mis l’Allemagne à feu et à sang, la Fraction ArméRecord Player / Plattenspielere Rouge perd ainsi ses principales figures, dont les images des cadavres sont exhibées dans la presse. Onze ans plus tard, Gerhard Richter reprend ces documents en noir et blanc et décide de les transposer sur la toile, tantôt de manière très nette, tantôt dans un flou de plus en plus diffus. Une fois encore, il multiplie les variations, notamment avec trois versions du Portrait de jeunesse d’Ulrike Meinhof. La toile intitulée Tourne-disque tient un rôle particulier dans ce cycle: elle montre le seul objet de cette série, l’objet quotidien qui servait à cacher l’arme meurtrière d’Andreas Baader.

 

Référence à la musique: Bach (1992) et Cage (2006)

Dans son perpétuel mouvement de va-et-vient entre figuration et abstraction, Richter a marqué deux temps bien précis liés à son goût pour la musique. En 1992, il peint une première série richter cageintitulée Bach, en hommage au compositeur allemand du XVIIIe siècle. Avec ce cycle très coloré, il poursuit son expérimentation du travail à la raclette, sa manière très personnelle d’appliquer des couches de peinture à l’aide d’une large spatule en plastique. Il étire ainsi ses couches picturales sur la surface de la toile, en vertical et en horizontal, et joue avec les hasards produits par son outil. «Je ne peux pas évaluer consciemment ce qui en résultera. Mais, inconsciemment, je le devine.» Il poussera cette technique encore plus loin avec sa série inspirée par John Cage, en 2006.

Posté le par Eric dans Beaux-Arts, Exposition 1 Commenter

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