Thomas B, une poésie urbaine pour toucher au cœur de la réalité

En début d’année, Thomas B sortait Shoot, un premier album solo où le chanteur de Luke confirmait son talent d’écriture. Ce vendredi, il le présente sur la scène d’Ebullition.

ThomasBPar Eric Bulliard
On l’a connu chanteur et leader de Luke, groupe bordelais qui a signé quatre albums de rock fiévreux entre 2001 et 2010. Avec Shoot, réalisé par Jean Lamoot (qui a travaillé pour Bashung, Noir Désir, Dominique A…), Thomas B explore d’autres territoires aux couleurs urbaines et contemporaines. Sur scène, il en donne une version électro-rock, avec projections vidéo, guitare et violoncelle. Entretien avant sa venue à Ebullition.

Avez-vous considéré ce Shoot comme un vrai premier album, avec l’insouciance qui va avec ou l’expérience de Luke vous a-t-elle servi?
C’est toujours le grand problème de la création, de l’écriture: il faudrait pouvoir écrire sans expérience. Je pense que les gens qui ont de l’expérience, passent leur temps à l’effacer. Parce qu’au bout d’un moment, on commence à avoir des réflexes d’écriture, de composition, d’harmonie, de couleur et on sait un peu trop où on va, à l’avance. Quand on est jeune et qu’on commence, la réussite non pas commerciale, mais artistique, est plus palbable, plus immédiate, parce qu’on est tellement ignorant de ce qu’on pourrait faire qu’on fait exactement ce qu’on a à faire! C’est une vraie force. Avec le temps, ça devient une faiblesse, parce qu’on sait faire plein de choses et on commence à ne plus aller tout droit, à hésiter…

Comment faire alors pour retrouver cette fraîcheur, cette innocence? Le travail avec Jean Lamoot y a-t-il contribué?
C’est un travail de tous les jours: ce n’est pas le fait d’être en studio, de commencer les arrangements, ça se passe bien en amont. De toute manière, le problème n’est pas de faire un disque, ThomasBbisce qui est facile. Le problème, c’est d’écrire au début, de partir de rien, transgresser la page blanche, le silence… Quels sont les mots qu’on va utiliser? qu’est-ce qu’on va décrire? C’est ce moment-là qui est difficile… Une fois que j’ai commencé avec Jean, j’avais passé cette étape: les morceaux étaient là, j’avais une direction de texte, une harmonie. Le boulot le plus ardu, le plus pénible était fait… Le reste, tout le monde aimerait passer son temps à ne faire que des arrangements et à être en studio. C’est un boulot difficile, mais pas le plus pénible.

Il est aussi plus gratifiant…
Oui, c’est le plus satisfaisant très vite. L’écriture est un travail insupportable: c’est un truc dégueulasse, la main dans le cambouis… Et plus on en a l’expérience, et plus c’est dur…

Musicalement, l’album prend de nombreuses directions différentes: est-ce une volonté de départ?
Non, c’est venu avec Jean: je lui ai laissé le bébé et l’eau du bain en disant. «Je te laisse deux semaines avec les morceaux et on verra ce que ça donne.» Et je lui ai dit que je ne voulais pas les arrangement qu’on entendait dans les morceaux. Je voulais que ce soit l’inverse de ce que j’avais pu laisser en guitare sèche-voix ou en piano-voix. Et il a parfaitement rempli ce cahier des charges…

C’était pour sa manière de bousculer les choses que c’était une évidence de travailler avec lui?
Il y a une évidence humaine, aussi… On s’apprécie bien, on a à peu près la même humeur, on est de la même époque, même s’il est un peu plus vieux que moi,  la même vision des chosesBOULARDthomas: on est à l’ancienne. Je n’avais pas envie d’un jeune requin, mais d’un puriste, d’un dernier des Mohicans, de ces gens qui savent pourquoi ils font ça. Et quelqu’un qui a bourlingué, en haut et en bas: on ne parle que de ses succès, mais pour arriver à cette richesse-là, il faut passer par des moments difficiles. C’est quelqu’un qui, comme moi, est cabossé et qui ne parle pas que musique. Je n’avais pas envie de parler musique, j’avais envie d’en faire… Ensemble, nous parlons de tout, de nos vies, de nos problèmes, de nos moments de joie, mais pas de musique, qui est vraiment le sujet le moins intéressant.

A côté de cette diversité musicale, il y a en revanche une cohérence thématique, avec une mélancolie, un côté très urbain…
La ville est mon biotope, mon écosystème. Je parle de mon environnement proche et j’essaie d’être embarqué par mon époque, par mon quartier, par mon habitat. Je décris ce que je vois et j’essaie de lever le voile sur un silence assourdissant vis-à-vis des gens de peu, de la périphérie. Il y a un cri qui est fort, qui est là, qu’il faut percevoir. Ça m’intéresse d’avoir cette vision globale, urbaine, macro de la vie qui nous entoure. Chacun a ses sujets: Houellebecq, c’est les quadras soixante-huitards, moi ce sont les trentenaires de la périphérie, qui vivent là où les bus ont trois numéros… Cette classe en dessous de la classe moyenne est de plus en plus répandue et on n’en parle pas beaucoup: il y a que le rap qui parle à leur place. Nous, les artistes blancs, nous détournons le regard pour parler de nos petites histoires d’amour, de nos problèmes de fesses! Moi, c’est ce sujet qui m’intéresse. Je pense que les gens heureux le sont parce que les autres souffrent en silence.

Ce regard social, ce côté engagé va toujours avec une écriture poétique…
Oui, mais en même temps, je me méfie du côté littéraire: c’est une chose d’être poétique, c’en est une autre d’être perçu comme poétique. Et c’est facile de faire poétique ou littéraire. C’est bien plus dur de dire quelque chose. Il y a des gens qui n’ont pas la maîtrise du littéraire, du poétique, mais qui disent des choses plus importantes que ceux qui utilisent le mascara de la poésie, d’une certaine poésie du XIXe ou début XXe, vaguement romantique, qui a été dépassé depuis.
J’ai une vraie fascination pour le rap français: les rappeurs, au moins, disent des choses, mettent les mains dans le cambouis.

La poésie m’intéresse si on lève le voile sur la réalité, si on s’attaque au langage, qui est une forme de domination. Donc il faut le recréer, le réinvestir, réintroduire les mots urbains, les mots de tous les jours, les remettre en perpective, faire la révolution du rond-point… Il est important de voir à quel point on cache notre misère par des euphémismes: «mobilier urbain», c’est une atrocité! Entrer dans le gras du langage, c’est ça qui m’intéresse. Il y a beaucoup de gens qui font poétique, et qui ne sont pas poètes… Je suis beaucoup plus fasciné par les rappeurs qui font des fautes de syntaxe, dont nous nous moquons, nous, les Blancs vaguement éduqués par des instits imparfaits, qui avons appris à porter propre sur soi, alors que ce qu’ils disent est bien plus important que ce que nous pouvons dire, malgré nos conjugaisons.

Il faut effectivement entendre poésie, comme un travail sur la langue, y compris celle d’aujourd’hui…
Ça, ça m’intéresse, oui… Mais alors plutôt que poète, c’est un travail d’artisan raboteur: je suis dans mon atelier et je ne me pose, effectivement que des problèmes de langage. Les mots me posent problème… Ils sont devenus une domination profonde: on voit très bien, à la télévision, les interviews d’un homme politique parfaitement rôdé au langage médiatique et à côté, celui d’un syndicaliste ou ce qu’on appelle quelqu’un de peu: le message de ces personnes-là, n’est pas moins intéressant, pas moins profond, si on enlève le mascara de l’homme politique rodé, bourgeois catégorie blanche… Les cités, les banlieues, l’environnement urbain, la périphérie, m’intéressent pleinement et je le décris avec mon langage personnel, je m’y attaque avec mes outils de langage.

Et la musique dans tout ça?
C’est un autre langage: disons que l’écriture est un triangle et la musique un rond… J’essaie de mettre des ronds dans des triangles et c’est compliqué parce que ça ne va pas du tout ensemble: le français est parfaitement acariâtre à la musicalité… Mais en même temps, la mélodie ne m’intéresse pas vraiment, je dis ce que j’ai à dire. Parfois je privilégie le sens d’une phrase à son harmonie. J’affectionne de plus en plus ces moments-là, où ça ripe un peu, où ça ne rentre pas forcément dans les cases…

Vous évitez donc ce que font certains, qui font de jolies phrases dont on peine à comprendre le sens…
Le problème du sens est compliqué, aussi… Parce que le sens est une exigence qu’on nous intime, et je me méfie aussi… l’absence de sens est aussi un sens! Il faut voir à quel point demander du sens à ceux qui écrivent est une exigence macro-économique d’aujourd’hui, libérale, de devoir produire, de rentrer dans les cases, d’être parfaitement productif… L’écriture, c’est le sens et le non-sens, c’est tout ça à la fois… Mais je vois ce que tu veux dire: moi le premier, dans mes plus jeunes années, je n’écrivais pas, je voulais écrire en écrivant, et c’est pas pareil! Mais il ne faut pas snober ça, parce que c’est une force de la jeunesse.

Par rapport à Luke, on a l’impression d’un accès plus immédiat au texte, plus direct…
On a voulu privilégier le texte et la voix. C’est un travail d’orfèvre de Jean, qui tisse autour de la voix. Et il y a beaucoup de texte, c’est assez dense… J’ai ce défaut, que j’essaie de corriger, mais la surabondance de texte est à l’image du bruit ambiant. Elle reproduit l’activité sans fin, le bruit de fond de la ville, des gens et de l’intérieur des gens. La surabondance de texte est aussi là pour métaphoriser le sentiment de suffocation. Comme il y a beaucoup de texte, nous n’avons pas pu le noyer dans de la musique et il a fallu être direct.

Sur scène, il paraît que c’est plus électro, avec des projections…
Oui… en fait, on a tout changé! Je travaille avec un duo électro de Rennes, Black Regent. L’un est programmateur, avec ordinateurs et claviers, l’autre est vidéaste, Nous avons réécrit tout le disque, refait tous les arrangements et fait venir une violoncelliste. A trois sur scène, nous avons créé un univers visuel pour chaque morceau du disque, pour essayer non pas d’expliquer ce qui est dans le texte, mais lui donner une forme, une troisième dimension… C’est un peu du cinémascope. Donc, je m’excuse par avance à ceux qui voudraient entendre le disque, mais j’avais besoin de m’amuser avec de nouvelle expériences.

Le spectacle est extrêmement cadré, ou laisse-t-il une place à l’improvisation?
Très peu… Mais il ne faut pas croire que, du fait que ce sont des machines et des séquences, il n’y a pas quelque chose qui s’exprime. Il y a une étrangeté purement organique: on crée quelque chose de profondément vivant. L’art se nourrit de contraintes et meurt de libertés… Pour moi, c’est dur, comme si j’étais acteur d’un film où le réalisateur me demandait de ne pas trop en faire. Mais je ne suis pas sûr que le résultat soit moins beau, moins touchant, moins vivant. C’est comme si on décidait de ne faire qu’un plan-séquence, parce qu’on n’a qu’une caméra: est-ce que ça ne va pas conduire à faire une très belle scène, parce qu’on se nourrit de cette contrainte? Je le dis avec modestie, parce que je n’avais jamais travaillé avec des machines sur scène. C’était bien plus difficile, plus éprouvant que de travailler en groupe pour arriver à quelque chose de vivant. Ça demande à ceux qui s’expriment par le violoncelle et moi à la guitare, encore plus de travailler dans la sensation, dans le détail.ThomasBter

Le côté rock fiévreux qui avait fait aussi votre réputation sur scène, avec Luke, ne vous manque-t-il pas?
Pour l’instant non… Il y a aussi des moments énergiques dans le set. Mais effectivement, c’est assez déstabilisant pour les gens qui aiment Luke d’écouter ce disque ou de venir écouter ce set: il faut se mettre dans une perspective de chanson, de texte et d’habillage. En fait, ce n’est pas là pour moi: il faut entendre le texte, voir les images, moi, je suis juste là pour faire passer quelque chose.

La suite, vous l’imaginez comment? Avec un nouvel album solo? Avec Luke?
Je suis un peu emmerdé parce que s’ouvrent à moi de nouvelles perspectives artistiques que je n’avais pas imaginées, notamment la collaboration avec ce duo électro: il y a des choses que je trouve profondément intéressantes, qui m’obligent à complétement remettre en question tout ce que j’ai fait. C’est agréable: tout m’étonne, parce que c’est un domaine que je ne connais pas… Donc, je ne sais pas: pour l’instant, je finis ça. Pour Luke, on va voir , il faut que je retrouve énormément de colère, même si elle ne m’a pas abandonné… Pour Luke, il faut de la colère, sinon, ça ne fonctionne pas.

Pourquoi ce titre, Shoot?
Pour souligner le côté urbain. Des titres poétiques, j’en avais plein, mais je n’en voulais pas, je voulais un titre de rap, de ce que peuvent écouter les mecs en bas de chez moi. J’en avais marre des jolis titres…Il y a un côté psychotrope que je trouvais bien et un côté slam, rapide, séquencé.

Bulle, Ebullition, vendredi 11 avril, 21 h. www.ebull.ch

Posté le par Eric dans Chanson française, Musique Déposer votre commentaire

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