Maruo, l’amour sur le fil du rasoir

Depuis plus de trente ans, le Japonais Suehiro Maruo, récent invité d’honneur du festival d’Angoulême, visite en BD les recoins les plus obscurs du désir. Il fait de la disharmonie des corps l’objet de toutes les perversions.

Maruo
Par Romain Meyer

Le 2 décembre 1814 mourait Donatien Alphonse François de Sade. Il laissait derrière lui la plus sulfureuse des œuvres, haïe des hommes et crainte de Dieu. Deux cents ans après sa disparition, son disciple le plus révérencieux, le Japonais Suehiro Maruo, fut l’un des invités d’honneur du dernier festival d’Angoulême et ses travaux connaissent un engouement de publications en français. Comme une reconnaissance enfin partagée.

Maître de l’«ero-guro» – contraction nippone d’«érotique» et de «grotesque» – Maruo est né en 1956 dans la campagne pauvre de Nagasaki, «où, du jardin, on pouvait voir le cimetière», un peu plus d’une décennie après l’explosion de la bombe. A 16 ans, il quitte tout et décide de s’installer à Tokyo. En 1973, son premier projet de bande dessinée pour adolescents est refusé. Ce n’est que sept ans plus tard qu’il publiera sa première histoire, avant de signer son premier livre. La machine poético-destructrice est lancée.

Les années 1980 représentent la grande période de production du mangaka. Il dessine nombre de récits, avec une liberté de ton et une absence de limites et de newnationalkidtabous tout à fait étonnante. Il joue sur les graphismes, sur les noirs, sur les longueurs, de deux pages à plusieurs dizaines, sur la dislocation des corps, sur le sexe perverti, sadien, la rage jusqu’au dégoût. Le sang se mélange à l’excès et l’amour se fait au rasoir. Symboliquement, mais surtout littéralement. Les Editions du Lézard noir viennent de sortir une partie de ces histoires réservées à un public très averti dans deux volumes, DDT et New National Kid.

Cette œuvre, qui joue sans cesse sur les limites de tolérances de ses lecteurs, entre le sexe dévoyé, le fantastique hystérique, le grotesque et le gore (autre sens que certains donnent à «guro»), ne semblait pourtant pas être dans ses projets. Elle découle presque du hasard: «Je dessinais pour des revues pornos», a-t-il confié. «J’étais naturellement poussé à intégrer une touche érotique. Si cela n’avait pas été dans ce contexte, je ne l’aurais pas fait».

maruoenferŒuvre de références
Ses récits révèlent pléthore d’influences très littéraires ou artistiques. Dali, Poe, Fellini, Clouzot ou Bataille. Mais aussi les écrivains japonais Ranpo Edogawa, dont il adapte L’île panorama et La chenille, ou encore Kyusaku Yumeno, dont il a transposé en BD L’enfer en bouteille, que Casterman publie dans sa collection Sakka en compagnie de trois autres récits plus «respectables». Dont Pauvre grande sœur,  dans laquelle Maruo déploie une autre obsession, celle des Freaks, des êtres humains déformés, des monstres de la nature dans un cirque déviant, en référence au film de Tod Browning.

Mais plus qu’un pornographe cultivé, Maruo met en scène de façon dérangeante un homme déshumanisé dans son rapport à l’autre. La relation est souvent matérielle, payante, mécanique. Il désarticule les corps, les métamorphose pour en faire des objets du désir dérangeants tout en jouant avec les codes et les interdits nippons.

Proche de l’estampeMaruobis
Son style doit au surréalisme et à l’expressionnisme allemand – d’ailleurs la majorité de ses histoires prennent place vers la fin des années 1920, jusqu’à la guerre. Son trait souple, presque épuré, se rapproche de l’estampe japonaise et fascine au premier regard par une violente douceur.

Inconnu des foules, Maruo suscite pourtant un enthousiasme quasi idolâtrique au Japon et chez ses pairs. Parmi les premiers Français à reconnaître son talent et la place très spéciale qu’il tient dans le 9e art, Moebius l’a porté aux nues dans un hommage écrit en 1991 et réédité en préface de L’enfer en bouteille: «Maruo est l’incandescence totale de la colère sexuelle, de la volonté destructrice, de l’appel au secours permanent d’un enfant torturé, dans un regard plein de compassion mais en même temps aveuglé par une rage terrible. […] Maruo se conduit comme un artiste, comme un Rimbaud. Il est dressé avec une telle violence et une telle fierté sur les ruines de son âme.» Pour public averti.

Suehiro Maruo
L’enfer en bouteille
Casterman (Sakka)

et New National Kid
Le Lézard noir

Notre avis: ♥

Posté le par Eric dans BD Déposer votre commentaire

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