Reiser: trente ans après, il est encore le meilleur

Trente ans après sa mort, Reiser demeure le plus corrosif et le plus drôle des dessinateurs. Un album lui rend hommage et confirme l’étendue de son talent.

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par Eric Bulliard
Dans la série «c’est toujours les meilleurs qui s’en vont», Reiser a tenu le mauvais rôle, il y a tout juste trente ans. En novembre 1983, un cancer des os brisait la trajectoire du dessinateur le plus libre, le plus corrosif, le plus brillant de sa génération. Et des suivantes. Que ce soit au sein de Hara Kiri, de Charlie Hebdo ou de chaque magazine et journal où il a travaillé, Reiser les surclassait tous. Un album souvenir vient le rappeler avec fracas. En permettant la comparaison avec ses con­gé­nères, un ouvrage consacré au «journal bête et méchant» (1960-1985, La gloi­re de Hara Kiri) le confirme.

ReiserJeanMarcJean-Marc Reiser n’avait que 42 ans. Chienne de vie. Il a vu le jour en 1941: normalement, nous devrions encore être dans un monde où Reiser est vivant. Où son humour ravageur continuerait à frapper tous azimuts. Il aurait changé de cibles, peut-être: les dessins de fesses, aujourd’hui, ne choquent plus grand-monde. Mais il aurait continué à taper fort et sec sur les puissants, sur le pouvoir, quel qu’il soit. Parce que, sinon, ce n’est pas drôle. «Sa rage rejoignait la nôtre contre tout ce qui paraissait aberrant, absur­de, illogique», indique Cavanna, qui a découvert ce tout jeune homme à l’épo­que de Hara Kiri.

Né de père inconnu, Reiser était sans doute fils d’un soldat allemand. Sa mère, femme de ménage, lui donnait du «fils de Boche» quand elle se mettait en colère. De cette enfance misérable, il gardera le souvenir de pauvres gens qu’il dessinera sans les épargner, eux non plus. Qu’il s’agisse d’ouvriers en congés payés (La famille Oboulot en vacances) ou de pères alcoolos qui balancent des torgnoles à leurs mômes (Mon papa, Les oreilles rouges…).

«La liberté, ça se mérite»
«J’ai vécu dans des milieux d’une violence implacable, affirmait-il. On oublie toujours à quel point les prolos peuvent être méchants entre eux.» Et encore: «Les mecs aux dents pourris qui se soûlent la gueule pour oublier qu’ils travaillent comme des bêtes, j’en ai trop vu.»

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Son personnage fétiche, Gros Dégueulasse, en fait partie. Même s’il ne travaille pas beaucoup… Ce bonhomme ignoble (mais tellement drôle) réunit en quelque sorte tout l’art de Reiser: un trait fulgurant, totalement libre. «La liberté, ça se mérite», affirmait le dessinateur. «Avec Gros Dégueulasse, écrit son biographe Jean-Marc Parisis, Reiser sonnait le glas de la virilité, du silence, de la fierté. Enterrait l’homme, le père, le soldat, le prêtre, tous humiliés dans ses dessins. Restait le poète.»

A gauche, à droite…
Mais Reiser n’est pas que le sale gosse qui frappe à droite et à gauche, en dessus et en dessous de la ceinture. Avec ses pages de BD, ses croquis, ses peintures (dont nombre d’inédits), cet énième album hommage le montre fort bien: il était aussi un visionnaire. Un écologiste avant l’heure, qui avait imaginé un avion solaire. Un passionné d’architecture dont un dessin de 1969 proclamait: «Pourquoi les maisons sont-elles moches? Parce que les architectes sont des cons!» Il en parlait volontiers avec Mario Botta, qui lui dessinera sa pierre tombale.

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Loin des théories, Reiser illustrait ses sujets et ses idées avec son art si personnel, en parfait autodidacte. «Ce qui m’a toujours littéralement cloué dans son travail, graphique dans un premier temps, c’est l’incroyable économie du trait, pour un résultat d’une puissance inouïe. De la dynamite dans quelques grammes d’encre de Chine», résume le bédéiste Enki Bilal.

Rien n’a changé
Alors, oui, puisque ces derniers temps on a tant parlé (souvent pour ne rien dire) du lien entre humour, provocation et dérapage, replongeons-nous dans Reiser. C’est trash et jubilatoire, violent et délectable. «Je dessine le pire, parce que j’aime le beau, soulignait-il. Je refuse de m’expliquer là-dessus. Aux lecteurs de le découvrir.»

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Son monde est fait de sexe et de sang, de bestiaires délirants: il aimait tant les animaux qu’il ne pouvait entrer dans une boucherie. C’est, surtout, une comédie sociale sans concession, mais si actuelle. Il suffit de voir ce dessin (inracontable…) sur une manif gay pour s’en convaincre: Rei­-ser n’est plus là, mais demeure d’une sidérante modernité. «Man­que-t-il? s’interroge Jean-Marc Parisis. On l’attend toujours au tournant de ses dessins qui jouent avec le temps. Tout a changé, rien n’a changé. Disons qu’il fait moins beau.»

Reiser et 1960-1985, la gloire de Hara Kiri, Glénat

notre avis: ♥♥♥

Posté le par Eric dans BD, Humour Déposer votre commentaire

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