Bernard Lavilliers, Baron d’Haïti à Moscou

Bernard Lavilliers était de passage à Genève pour la promotion de son nouvel album. Dans cet excellent Baron Samedi, il se renouvelle sans oublier ses fondamentaux, la poésie et le voyage d’Haïti à Moscou, sur les traces de Blaise Cendrars.

Lavilliers
Eric Bulliard
Il parle de Cendrars (en prononçant le «s» final), de voyage, de musiuqe, d’Haïti où est en partie né son nouvel album, Baron Samedi. Pour le titre de son vingtième album («c’était important d’arriver à ce nombre, ce 2-0») il a choisi le nom d’un dieu vaudou qui règne sur le cimetière. Dans la chambre de ce grand hôtel genevois, Bernard Lavillers a préféré la table et la chaise aux fauteuils moelleux. Pantalon de cuir, vest et T-Shirt noir, il vous fixe de ses yeux clairs et vous emmène avec lui de sa voix chaude. Tout un voyage, en trente minutes chrono…

Par rapport à «Causes perdues et musiques tropicales» (2010), qui était beaucoup plus frontal, «Baron Samedi» a l’air très retenu, presque intérieur: une volonté de départ?
Ce qui me passionne, c’est de faire à chaque fois une nouvelle expérience. Je connais bien la musique tropicale, africaine, cubaine, portoricaine, brésilienne… Je ne dirais pas que j’ai fait le tour, parce que j’ai toujours tendance à aller balancer de temps en temps, mais là on est un peu ailleurs. La chanson Baron Samedi est un rythme un peu vaudou, très africain, mais on l’a travaillé autrement, comme une musique de film.
Musicalement, on a travaillé complétement différemment, même les mélodies, les arrangements et j’ai écrit d’autres textes. Il y a deux mélodies de Romain Humeau, dont celle de Jack l’Eventreur, qui est une façon d’aller en diagonale: plutôt que de dire les Troisièmes couteaux, comme à l’époque, je raconte l’histoire de Jack l’Eventreur, qui imagine qu’il va assassiner quelques banquiers à la City. Il pourrait le faire ici à Genève, aussi…

Romain Humeau, chanteur de Eiffel, apparaît aussi comme réalisateur: comment est-il arrivé sur ce projet?
Je le connaissais depuis un moment, lui et son groupe Eiffel. J’ai même prêté ma baraque pour qu’il puisse enregistrer, parce qu’il n’avait pas de lieu. Et c’est un album qui a marché, donc je lui ai porté bonheur. On s’est mis à travailler assez vite, sans prendre beaucoup de temps pour s’observer. De cette collaboration, et d’autres, est né un style que je ne saurais pas définir. C’est très fouillé, avec des arpèges de guitares qui s’entremêlent. Sur scène, ce sera peut-être plus rock… pas avec des grosses guitares, on laisse ça aux gamains!
Quand on a fini de le mixer, je me suis dit que je pouvais mettre le mot fin: si on continuait, on allait le détruire. C’est facile de tout remettre en question, mais j’ai eu la force de dire que si on continuait, on allait commencer à tout détricoter…

Dans un deuxième CD, vous faites redécouvrir «La prose du Transsibérien» de Cendrars: à l’entendre, il devient évident que ce texte est fait pour l’oral…
Oui, ce genre de texte est fait pour être dit. Je le raconte, je ne le dis pas comme un acteur. Lucchini ne le dirait pas comme ça et il n’aurait pas besoin de musique. Mais la musique m’a aidé à le dire et vice-versa: le fait de le dire nous a aidés pour la musique.
Il y a longtemps que j’avais envie d’enregistrer La prose du Transsibérien, mais il fallait que ça colle avec le reste de l’album. J’aurais pu, peut-être, dans Le Stéphanois, il y a Lavilliersbislongtemps… Mais dans le dernier, sûrement pas, dans le précédent, Samedi soir à Beyrouth, non plus. Ici, musicalement, on est ailleurs, ce qui permet d’être ouvert à cette musique contemporaine, jazz, électro, parce qu’il y a aussi tout ça dans le reste de l’album. Je voulais qu’il colle au reste: on se dit que c’est gonflé, ces 26 minutes, mais ça ne surprend pas trop.

Dans ce texte, j’aime cet espèce d’espace clos, ce train qui traverse des trucs sidéraux, des guerres, des assassins, des putes, des joueurs de cartes et tout à coup ce calme, à Tchita, où il s’arrête, où on veut lui donner une fille en mariage… Mais bien sûr, vas-y Blaise, raconte-nous! C’est ce que disait John Ford: «Si la légende est plus belle que la réalité, imprime la légende…» J’aime ça!  Quelque part, j’ai fait la musique de la légende… Il a pris le train, sûrement, mais la façon qu’il a de le décrire ne ressemble à rien ni personne.

Plus retenu n’empêche pas de dire des choses extrêmement fortes, comme dans «Scorpion», qui ouvre l’album: ce texte du poète turc Nazim Hikmet, qui est d’une force incroyable…
Incroyable, oui… Je pensais que c’était le moment où jamais de l’enregistrer. Un de mes amis qui revenait de Syrie m’a montré des images incroyables et m’a demandé d’imaginer un texte, pour une série avec la photographe Sarah Moon et d’autres copines qui militaient pour l’arrêt de la guerre. Il m’est revenu à l’esprit ce poème, «tu es comme le scorpion, mon frère…»

Je l’ai relu en entier et j’ai fait une musique dessus. Ces images étaient terribles: un mec voit tomber des bombes qui anéantissent un village, à côté d’Alep. On ne voit personne et le type qui filme meurt aussi, apparemment. Ça m’a fait penser à ce texte, cette histoire de scorpion, avec celui qui ne veut pas voir, le lâche… Mon père connaissait ce texte. Il me disait: «Tu sais, pendant la Résistance, tu ne savais jamais ce qu’était capable de faire ton meilleur ami.» Le poème dit tout ça.

C’est presque effrayant de constater que ce poème était d’actualité pendant la Résistance et qu’il l’est toujours…
C’est l’être humain: on n’est jamais loin de la barbarie… Ce texte ouvre l’album, c’est costaud, mais après, on passe à autre chose. Vivre encore parle d’Haïti: la main de ces plaques tectoniques qui écrabouille la moitié d’une île, en cinquante secondes, c’est un truc de dingue…  Sur place, j’ai retrouvé Haïti fracassé: Port-au-Prince, ce n’est plus du tout la même ville… Il y a une poussière qui est restée, depuis trois ans, c’est incroyable. Et rien n’a été débarrassé. Il faut tout reconstruire le bas de la ville et il faudrait la vider de ses habitants. Ce n’est pas possible. Donc c’est resté entre les deux, à moitié démoli, à moitié reconstruit, c’est très étrange.  J’y suis allé pour filmer des artistes qui s’en remettaient comme ils pouvaient, qui essayaient de redémarrer la création, de croire à nouveau à la peinture, à la musique… Ils ont mis du temps et ça a changé leur art, Par contre, la plupart n’ont pas décrit ce phénomène, à part peut-être Yanick Lahens, dans son roman La faille.

On en vient alors à cette question centrale, dans «Tête chargée»: «Que peut l’art face à la misère noire?»
C’est une question que je me suis posée là-bas, en Haïti. Ce n’est pas ici qu’on peut se la poser! Elle m’est venue chez un peintre, qui était en train de chercher… Je me suis demandé ce que pouvaient faire les artistes, face à des trucs aussi dingues… Vivre encore vient aussi de là: la bataille n’est jamais finie. Les artistes haïtiens que j’ai rencontrés aiment beaucoup cette chanson. Mais ils ne voient pas les choses comme nous: c’est plus immédiat. Yanick Laurens me disait: «Si vous saviez à quelle vitesse les gens veulent oublier tout ça…» Ce n’est pas possible de se lamenter tout le temps. C’est ça aussi, Vivre encore.

Pourquoi cette reprise d’Alain Peters, «Rest’la Maloya»?
C’est une chanson que j’aime beaucoup, que j’ai adaptée: je n’ai pas traduit le texte créole, qui lui est très personnel. J’ai écrit autre chose, sur l’errance: c’est l’histoire d’un marginal, qui revient du bagne et qu’on fout au placard sur son île…  Ce qui m’intéressait, c’est que les Réunionnais comprennent ma démarche et apparemment c’est le cas. Waro, qui est un grand du maloya, m’a dit: «Tu as bien fait d’être plus léger, de décaler le truc.» De toute manière, personne ne pouvait écrire à la place d’Alain Peters… Et si les gens veulent l’original, c’est écrit en toutes lettres, ils peuvent aller l’écouter. C’est une façon de transmettre, comme avec Nazim Hikmet ou Cendrars.

De manière générale, vous avez souvent repris ou mis en musique des poètes: vous considérez-vous comme un passeur?
Je ne suis pas le seul à mettre les poètes en musique et à parler de Léo Ferré ou de Jim Morrison, que je considère aussi comme un grand poète. A mon avis, dans la chanson, il y a une part pour la poésie. Il n’y a pas que des textes à la con qui disent «t’es partie avec un autre, quand est-ce que tu reviendras?» De toute façon, la poésie a très longtemps été chantée, chez les Grecs comme chez les troubadours. Elle a été lue plus tard, mais, comme disait Ferré, «elle ne prend son sexe qu’avec la corde vocale, tout comme le violon prend le sien avec l’archet qui le touche». La poésie est là pour être entendue, il y a là quelque chose de viscéral, de sensuel.

Mais quelle place peut-elle avoir aujourd’hui, dans une société où peu de gens s’intéressent à la culture, à l’art?
En douce, elle a sa place: il ne faut pas leur dire que c’est de la poésie! Comme disait Paul Valéry, «Ni lu ni compris / Aux meilleurs esprits / Que d’erreurs promises!» J’adore cette phrase… Ce n’est pas la peine de les assommer avec ça. Et puis ça reste des chansons: il faut donc une belle mélodie, la voix et après, il faut que le texte entre tout seul, que ça reste fluide. Ça ne reste qu’une chanson, comme aurait dit Gainsbourg, mais c’est quand même pas mal. Ce n’est pas si simple à écrire. Ne serait-ce qu’un sentiment, en trois minutes. Le seul véhicule qui peut encore trimballer un peu de poésie, c’est encore la chanson. Pour le reste, il n’y en pas des masses.

Parmi ces chansons, il y en a une où vous apparaissez à nu, peut-être plus que jamais, «Sans fleurs ni couronnes», sur la disparition de votre mère…
Je l’ai faite pour mon père. Après, l’ayant digérée, il m’a dit de la chanter aux autres. C’était difficile à écrire, parce qu’il fallait être pudique. Pas de tragédie! En réalité, c’est comme un souvenir, déjà. Il ne fallait pas qu’on sente la douleur, mais l’amour, la tendresse, le départ. De toute façon, elle est là, dans un coin… Je suis plutôt africain, par rapport à la mort: je pense que les gens qu’on aime restent là, présents.
Cette chanson, je n’en parle pas trop, c’est intime, je l’ai mise au milieu, avec très peu d’arrangements, une mélodie qui ressemble à une berceuse pour enfants. On pourrait mettre un texte pour endormir un gamin. C’est un peu la même chose, finalement: «Tu dois te sentir légère, tournant au vent d’hiver, à jamais libérée…» Libérée de sa douleur, de sa souffrance: elle est morte à 94 ans, elle en avait marre.

Vous êtes sans doute un des artistes français qui véhicule l’image la plus typée, avec pas mal de clichés, le baroudeur, par exemple: comment vivez-vous avec ces étiquettes?
Il y a un moment qu’on me fout la paix avec ça… C’est un peu fini, cette image… Voyageur, oui. J’ai besoin du voyage, c’est presque du vice: j’aime partir. Ce n’est pas du tout une fuite, j’aime partir vers l’autre, vers d’autres choses. C’est les êtres humains qui m’intéressent, pas les cocotiers. Et puis, dans la jungle, comme sur la mer, tu es dans un autre élément, puissant, mystérieux, il faut se faire adopter…

Mais vous revenez toujours…
Oui, j’aime bien revenir à Paris. Mais je ne supporte plus au bout d’un moment… Ils sont chiants, les Parisiens, toujours de mauvaise humeur, agressifs. Paris, c’est une ville de stressés. Parfois, je suis parti très longtemps. J’ai aussi vécu à New York. Maintenant, il y a pas mal d’endroits où on me dit: «tiens, tu es revenu!» Donc c’est compliqué, de partir, alors que partout où tu vas, on te dit que tu reviens! C’est étrange comme sensation.
Je ne cherche pas l’exotisme, dans les voyages. J’y suis allé souvent parce que c’était dangereux, parce que c’était différent, pour la musique, peut-être en premier, et tout se mélange. Parfois, je me suis dit que j’allais rester, mais je ne peux pas… Je me dis: «Une fois que tu auras fait le tour, qu’est-ce que tu vas faire? Tu vas foutre le bordel, forcément.» Sur les îles, c’est comme dans un village: au bout d’un moment, tout le monde se connaît et il faut pouvoir se barrer.

Bernard Lavilliers, Baron Samedi, Universalnotre avis: ♥♥♥

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Posté le par Eric dans Chanson française, Musique Déposer votre commentaire

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