Haruki Murakami et l’enfer d’Aum

Avec Underground, l’écrivain japonais Haruki Murakami livre une étonnante enquête journalistique sur l’attaque au sarin dont fut victime le métro de Tokyo en 1995. L’occasion de s’interroger sur l’âme nippone.

par Romain Meyer

serinvictim

 «Que s’est-il passé dans le métro de Tokyo au matin du 20 mars 1995?» C’est pour tenter de répondre à cette question que l’auteur japonais Haruki Murakami a écrit Underground, une enquête particulière sur la secousse qui a frappé l’archipel à la veille de l’équinoxe de printemps. Ce matin-là, cinq attentats terroristes se sont déroulés sur trois importantes lignes du métro de la capitale. Du jamais vu dans ce pays «le plus sûr du monde».

A chaque fois le même scénario se reproduit: un homme portant un masque blanc sur le bas de son visage rentre dans le métro un peu moins peuplé que d’habitude – on est à la veille d’un jour férié et certains font le pont – tente de percer du bout effilé de son parapluie des poches en plastique rempli d’un liquide étrange, gras, qui se répand plus ou moins sur le plancher. L’homme sort alors de la rame et rejoint un complice qui l’attend au volant d’une automobile.

Arme de destruction massive

Le liquide, volatile, est du sarin, substance considérée comme une arme de destruction massive, 500 fois plus toxique que le cyanure. Au bilan, ces attaques feront 12 morts, une cinquantaine de personnes en ont des séquelles graves. On estime à près de 5500 le nombre de blessés…

Tout de suite, les responsables sont connus: il s’agit de membres d’Aum Shinrikyo («La vérité suprême d’Aum»), une secte d’inspiration bouddhiste, mais mêlant différentes éléments éparses pris à l’hindouisme, au new age ou encore à l’eschatologie chrétienne. Son fondateur et gourou quasi aveugle, Shôkô Asahara, prévoyait de remplacer le gouvernement après avoir déclenché l’apocalypse. Il était déjà surveillé par la police.

Question en suspens

Voilà les faits et ce que la justice en a dit. Le pays est en état de choc, les médias surexploitent l’événement, le vidant de son sens, le relayant à une bizarrerie, un coup de tonnerre dans une journée sans nuages. Puis oublient. Une amnésie peut-être réparatrice, cathartique, mais profondément injuste, et extrêmement dangereuse. Tout devient soluble dans les chiffres, les statistiques.

Le Japon avait déjà connu en janvier de la même année un autre traumatisme majeur : un tremblement de terre a détruit une partie de la ville de Kobe et fait plus de 6000 morts. Deux calamités monstrueuses, l’une naturelle, l’autre humaine, dont résultent les mêmes souffrances sans réponse. Cette situation déstabilise profondément Haruki Murakami.

De la première, il tirera une série de nouvelles réunies sous le titre Après le tremblement de terre, de la seconde un ouvrage étonnant, où il troque sa casquette d’écrivain pour celle de journaliste. Ce sera Underground, paru originellement en 1996 et qui sort en français – étonnamment traduit de sa version anglaise -, augmenté d’une seconde partie éditée séparément. L’auteur de 1Q84 regrettait le travail bâclé des médias nippons et a voulu par lui-même résoudre son interrogation initiale, faussement naïve, à laquelle personne n’avait pourtant réussi à apporter de réponse claire: «Que s’est-il passé dans le métro de Tokyo au matin du 20 mars 1995?»

En quête d’âme

Pour ce faire, l’écrivain a rencontré quelques-uns des survivants et les a interrogés, longuement. Une trentaine de ces interviews constituent la première partie de ce livre. Murakami les laisse parler, de leur bus en retard qui les a obligés à prendre ce train-là, de leur travail qui mange leur vie, de leur famille, de ce liquide à l’odeur étrange qui coule dans la rame, des gens qui toussent, vomissent et tombent auteur d’eux ­- «comme des mouches» -, de l’incompréhension, de ce voile noir qui obscurcit les yeux – premier effet du sarin -, de ces secours qui n’arrivent pas ou n’entendent rien («Nous ne sommes pas un hôpital ophtalmologique»), de la colère, de l’héroïsme de certains, de l’indifférence de beaucoup…

Pour Murakami, Aum est bien l’enfant honteux du Japon, le produit délirant de cette «âme» nippone.

L’écrivain cherche avant tout à savoir comment ces attaques ont touché la vie quotidienne des victimes sur le moment, et sur la durée. Il sort des chiffres et remet l’homme au centre. L’accumulation des témoignages – organisés par atten

tat – rend l’événement tangible, sensible. Le procédé permet la reconstitution des faits sous différents points de vue. Des humanités qui s’entrechoquent dans la tragédie.

Tout cela est vivant, empathique, rempli de moments poignants. Il y a le récit de cette sœur qui revient lentement de l’état végétatif dans lequel l’avait plongé le poison, ou celui de cette femme et de ces parents parlant de leur époux et fils décédé. Et puis le dévouement à la tâche des employés de gare, à l’exemple de cet homme fortement malade dont deux collègues sont morts en nettoyant une des rames pour protéger les passagers: «Quand je pense à leur sort, je ne peux plus m’offrir le luxe d’être une victime»…

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Shôkô Asahara, gourou de la secte Aum

«Où allons-nous?»

A ces entretiens succède un petit essai de Murakami. Premier moment où il prend la parole, où il cherche à comprendre pourquoi. Pourquoi le Japon pose sur ces attentats un regard naïf, manichéen, dont les auteurs simplement «autres». Au contraire, pour l’auteur, ils sont partie prenante de ce pays en perte de valeurs. Aum n’est pas apparu de rien, dans cette société individualiste qui manque de contact, à la hiérarchie si stricte qu’elle peut engendrer des catastrophes. Voilà où doit s’appuyer la réflexion. Pour Murakami, Aum est bien l’enfant honteux du Japon, le produit délirant de cette «âme» nippone.

Comment expliquer l’obéissance des membres de la secte devant une telle violence? Il réfléchit en écrivain, pas en psychologue. Il parle de narration pour dire le chemin de vie. C’est lorsque que quelqu’un s’empare de cette narration, lorsque quelqu’un raconte l’histoire à votre place que l’on perd son «Moi», son identité. Et Shoko Asahara avait le talent d’imposer sa narration aux gens. C’était un maître conteur.

 

Vient ensuite les entretiens conduits avec des membres de la secte, pas les dirigeants coupables – parmi lesquels des médecins, des docteurs en physique, pour la plupart condamnés à mort… – mais des gens simples, en quête de spiritualité ou de nouvelles expériences. Qui rappelle que les sévices corporels pouvaient être utilisés (électrochocs, enfermement, brimades). Mais aussi que leur passage a «ouvert leur esprit». Quitte à refuser l’évidence de la culpabilité.

Comme le rappelle Murakami, chacun cherche à répondre à la question «Pourquoi nous sommes ici?» (la définition de l’identité, la quête d’absolue sont des constances de son œuvre). C’est cette recherche, légitime, qui peut être fourvoyée jusqu’à l’irrémédiable. De ce fait, le monstre est en n’importe qui. Lui. Moi. Vous.

Haruki Murakami, Underground, Belfond

notre avis: ♥♥♥

La secte Aum continue aujourd’hui d’exister, sous un autre nom, Aleph. Son gourou a été renié. Dorénavant chaque membre doit s’engager par écrit à ne pas enfreindre la loi…

 

 

 

 

 

Posté le par Eric dans Littérature Déposer votre commentaire

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