Lionel Duroy, voyage au cœur de la haine ordinaire

Lionel_Duroy_à_la_foire_du_livre_2010_de_Brive_la_GaillardeAvec L’hiver des hommes, Lionel Duroy propose un roman entre réalité et fiction traitant du délicat sujet de l’après-guerre en ex-Yougoslavie.

Par Marc Luthy

Marc, devenu écrivain, retourne dans cette région des Balkans qu’il a connue quelque dix-huit ans plus tôt comme reporter de guerre. Arrivé à Belgrade, le hasard des rencontres le conduira très vite à arpenter la petite République serbe de Bosnie, une des deux entités administratives composant la Bosnie-Herzégovine. Au fil des témoignages qu’il recueille avec l’aide de son interprète Boris, il constatera que près de deux décennies n’ont pas suffi à cicatriser des plaies restées béantes après le conflit. Haine, rancœur et paranoïa sous-tendent les propos d’une population amère et repliée sur une identité serbe plus ou moins artificielle, et chez qui le culte de Ratko Mladic, alias le boucher des Balkans, est encore très vivace. Mais Marc ne se risque pas à juger: il constate et relate.

Miné par l’échec de son couple et la trahison de son fils, le narrateur s’interroge en particulier sur la nature des relations que peuvent entretenir ces enfants dont les parents sont soupçonnés de crimes de guerre. Il se livre d’ailleurs à une enquête fictive plus détaillée sur le suicide présumé d’Ana Mladic, fille de Ratko, en 1994, offrant au passage de nombreux parallèles avec des témoignages historiques émanant d’enfants de criminels nazis.

Où est la frontière?

Avec L’hiver des hommes (prix Renaudot des lycéens 2012), Lionel Duroy, biographe et ex-grand reporter à Libération et à L’Événement du Jeudi, se risque à mélanger les genres, du roman à l’autobiographie en passant par l’enquête journalistique et le livre d’histoire. Si l’intention est louable, le résultat n’en est pas pour autant convaincant. Le lecteur sent confusément que l’auteur appuie ses propos sur des témoignages réels, mais peine à tracer précisément cette frontière entre réalité et fiction. Or cette délimitation est essentielle dans un ouvrage qui traite d’un sujet aussi grave qu’épineux.

Le risque est trop grand de procéder à un amalgame qui ferait de tout Serbe de Bosnie un fanatique nationaliste anti-musulman

En effet, lorsqu’un récit laisse penser que la majorité d’une population donnée tient des propos négationnistes et idolâtre un individu condamné pour crimes de guerre par le Tribunal pénal international, le lecteur souhaite savoir avec certitude s’il évolue dans le registre de la réalité ou celui de la fiction. Le risque est trop grand de procéder à un amalgame qui ferait de tout Serbe de Bosnie un fanatique nationaliste anti-musulman. Ce malaise est entretenu par l’apparition çà et là de personnages réels avec lesquels l’auteur semble s’être vraiment entretenu, comme Ljiljana Bulatovic, biographe officielle de Mladic, et l’écrivain Nebojsa Jevric.

La plume de Duroy est propre et neutre, comme il sied à un journaliste. Mais il n’est guère inventif et ne parvient pas à éviter le piège de certains clichés. Ses dialogues comme ses descriptions n’ont que peu de caractère, sans pour autant rendre la lecture désagréable. S’il y a quelques phrases à mettre en exergue dans ce livre, ce sont malheureusement souvent celles qu’il emprunte à d’autres auteurs, comme celles que rédigeait l’écrivain bosniaque Ivo Andric en 1920 déjà: Quand vient le temps de la guerre, les gens intelligents se taisent, les fous monopolisent la parole et les canailles s’enrichissent [93] ou Le fossé qui sépare les diverses religions est si profond que seule la haine parvient à le franchir [196] ou encore Mais ce que j’ai vu en Bosnie, c’est autre chose. La haine n’y est pas une phase dans l’évolution d’une société, l’étape inévitable d’un processus historique; elle se manifeste comme une force autonome qui trouve en elle-même sa propre raison d’être. [197]

Sentiment d’artifice

Le récit est parsemé d’états d’âme du narrateur, qui évoque sa séparation d’avec son épouse et la trahison de son fils, parti en lui abandonnant ses dettes. Mais la greffe n’est pas très heureuse et on en vient à soupçonner l’auteur d’avoir recouru à ce subterfuge dans la seule intention de justifier l’appellation de roman qui figure en couverture. La narration ne gagne aucune force dans ce petit étalage de misères conjugales et familiales.

Aussi douloureuses puissent-elles être sur le plan personnel, ces péripéties paraissent bien dérisoires lorsqu’elles sont juxtaposées à ce traumatisme absolu que représente la guerre. Un même sentiment d’artifice apparaît à la fin du livre, lorsque le narrateur se glisse dans la peau d’Ana pour tenter d’expliquer les motivations de son suicide, dans une tentative de profilage psychologique plutôt maladroite.

La valeur de cet ouvrage tient davantage au sujet délicat que son auteur a choisi de traiter et aux informations qu’il révèle qu’à ses qualités proprement littéraires. Mais cette oscillation indéterminée entre réalité et fiction laisse malheureusement trop de place au doute pour que le lecteur puisse en retirer une satisfaction concrète. Dès lors, de la lecture de ce livre mi-fiction mi-réalité, on ne peut sortir que mi-figue mi-raisin.

Lionel Duroy,

L’hiver des hommes,

Julliard, 358 pages

notre avis: ♥

 

 

 

Posté le par Eric dans Littérature Déposer votre commentaire

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