Bruno Pellegrino: dans une campagne perdue

Pour son premier roman, le Vaudois Bruno Pellegrino s’est librement inspiré de la vie du poète Gustave Roud et de sa sœur Madeleine. 
Une réussite.

© Editions Zoé – Romain Guélat

C’est un roman de la lenteur, du temps qui passe, d’un monde qui disparaît. Au centre, deux figures émouvantes de simplicité: Gustave Roud (1897-1976), poète suisse parmi les plus importants du XXe siècle, et sa sœur Madeleine (1893-1971). Dans leur maison de Carrouge (Jorat), ils ont partagé les heures et les jours, que l’écrivain Bruno Pellegrino retrace dans ce magnifique Là-bas, août est un mois d’automne.

Au départ, le jeune auteur vaudois (né en 1988) n’imaginait pas évoquer cette figure des lettres romandes. «J’ai commencé vers 17 ans un roman qui se déroulait à la campagne, dans une maison en ruine, avec un vieil homme qui faisait de longues marches», explique-t-il. Il n’achève pas ce manuscrit («quelque chose ne jouait pas»), mais ne parvient pas à le laisser pour un autre projet. Jusqu’à ce qu’on lui propose d’écrire Atlas nègre, excellent récit de voyage, qui paraît en 2015.

«Atlas nègre m’a en quelque sorte sauvé, sourit-il. En me forçant à écrire autre chose, il m’a détaché de ce projet impossible.» Un projet qui resurgit par l’intermédiaire de Gustave Roud, découvert d’abord par ses photos, parues dans Terre d’ombres (2003), puis à l’occasion d’un séminaire suivi à l’Université de Lausanne.

Gustave Roud avait onze ans quand sa famille s’est installée dans la maison de Carrouge qu’il ne quittera plus. Frère et sœur ont toujours partagé ce toit, même après la mort de leur mère, en 1933. «Il y avait, dans la vie de ces deux personnes, tout ce dont je voulais parler, livré sur un plateau», poursuit Bruno Pellegrino. De son premier manuscrit, il a pu conserver des phrases entières.

Si le roman s’inspire de la réalité et s’appuie sur une solide connaissance documentaire, il n’a rien d’une biographie romancée. «Le fait que Gustave Roud soit poète est circonstanciel. Ce n’est pas en tant qu’écrivain qu’il m’intéresse le plus.»

«Pourquoi est-il resté? Qu’est-ce qui le retenait? Je me suis posé ces questions, avec mon point de vue d’aujourd’hui.»

Prendre des libertés
Entre fiction et réalité, il a fallu chercher un équilibre. «Au début, je bloquais, parce que beaucoup de choses étaient vérifiables. J’ai trouvé un truc: j’ai appelé les personnages Gus et Mad, ce qui m’a permis de prendre des libertés.» Et comme on ne sait rien de sa vie à elle, il a inventé et s’est éloigné de la figure historique. «Je me suis dit: “Pourquoi ne pas le faire aussi avec lui?”»

Poète reconnu et célébré, Gustave Roud a préféré rester à la campagne, dans un choix de vie radical qui étonne et fascine. Avec une manière non pas de se retirer du monde, mais de le ressentir intensément, loin des agitations inutiles, malgré les difficultés financières. «Pourquoi est-il resté? Qu’est-ce qui le retenait? Je me suis posé ces questions, avec mon point de vue d’aujourd’hui.» Son homosexualité, aussi, intrigue, à une époque, dans une région où il n’a pu l’assumer. «Depuis toujours, au village, on se demande», écrit finement Bruno Pellegrino.

Sans nostalgie
Là-bas, août est un mois d’automne se déroule entre 1962 et 1972. Gustave et Madeleine travaillent au jardin, se rendent à Lausanne ou au salon de coiffure, lisent les journaux, reçoivent une équipe de tournage qui veut réaliser «tout un film sur lui, qui est-ce que ça va intéresser, franchement». On suit Gustave Roud dans 
ses marches en plaine, appareil photographique en main («pourquoi écrire quand on peut capturer la lumière d’un geste du doigt?»), au cours de ses rencontres avec les paysans.

Avec son sens du rythme 
et du mot choisi, Bruno Pellegrino excelle à montrer les petits riens, les objets, les lumières. Ce monde lui est à la fois familier, puisqu’il a grandi dans un village des environs, et éloigné, tant il a changé. «J’ai choisi cette période aussi parce que ce mode de vie, à la campagne, connaît alors un bouleversement.» Son livre décrit toute une civilisation en train de disparaître, «sans nostalgie, mais avec fascination».

Ces gestes millénaires
Le rapport au temps, aussi, a changé. Dans ce monde-
là, tout allait plus lentement, parce que l’on n’avait guère le choix, parce que l’on vivait en lien avec la nature et qu’il faut accepter son rythme. «Mais quand on lit son Journal, on se rend compte que Gustave Roud était tout le temps à la bourre, luttait avec les délais pour ses projets…»

Le roman déroule ainsi avec une douceur infinie ces deux vies en harmonie, leurs gestes «qui ont au moins trois mille ans d’âge», «semer, repiquer, redresser, les genoux dans la terre et la terre sous les ongles». Pour s’imprégner de ce monde évanoui, Bruno Pellegrino s’est rendu à plusieurs reprises dans la maison de Carrouge, en mains privées, restée largement en l’état. «J’ai visité chaque pièce, j’avais besoin de sentir dans quel espace ils se déplaçaient. Avant de m’en détacher.» Une connaissance intime qui lui permet de donner 
à sentir les «chaises blanches en fer forgé», «le poêle encore tiède de la veille», «l’épaisseur des jours»…

Bruno Pellegrino, Là-bas, 
août est un mois d’automne, Editions Zoé, 224 pages

Comme une série télévisée

Lauréat du Prix du jeune écrivain en 2011 pour L’idiot du village, Bruno Pellegrino est aussi l’un des fondateurs de l’AJAR, l’Association des jeunes auteurs romands. Avec Aude Seigne et Daniel Vuataz, membres de ce collectif, il cosigne Stand-by, dont vient de sortir le premier épisode de la saison 1. Les Editions Zoé ont en effet donné carte blanche aux trois auteurs pour écrire une histoire sur le modèle des séries télévisées. A partir d’une énorme éruption aux Champs Phlégréens – près de Naples – qui recouvre l’Europe d’un nuage de cendres, ils ont imaginé trois fils narratifs, trois groupes de personnages dans différents lieux. Les quatre épisodes de cette première saison, illustrés par des dessins de Frédéric Pajak, seront publiés en cours d’année.

Quant à Gustave Roud, Bruno Pellegrino continue de le fréquenter par le biais universitaire: au Centre de recherche sur les lettres romandes, il fait partie de l’équipe chargée d’établir ses œuvres complètes. Le chantier est prévu jusqu’en 2021.

 

 

Posté le par Eric dans Littérature, Livres Déposer votre commentaire

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