Karlheinz Weinberger, le mâle dans sa splendeur

Décédé en 2006, le photographe amateur zurichois Karlheinz Weinberger connaît une gloire posthume avec la sortie de deux publications, Swiss rebels et Halbstarke, et une exposition encensée par la critique, cet été aux Rencontres photographiques d’Arles.

par Christophe Dutoit

Karlheinz Weinberger (1921-2006) a travaillé comme magasinier à l’usine Siemens d’Oerlikon jusqu’à sa retraite, en 1986. Le Zurichois a toujours vécu dans le même immeuble de l’Elisabethenstrasse et il n’a déménagé de deux étages qu’après le décès de sa mère. Responsable du photo-club de son entreprise, il a montré ses images à l’Ecole-club Migros au début des années huitante. C’est dire si l’engouement suscité cet été par sa vaste exposition aux Rencontres photographiques d’Arles – La Mecque de la photographie européenne – est aussi surprenant que… parfaitement justifié.

Du vendredi soir au lundi matin
Si, de l’extérieur, l’existence de Karlheinz Weinberger semble d’un conformisme bien helvétique, il n’en était rien. Comme il l’avouait lui-même: «Ma vie commençait le vendredi soir et se terminait le lundi matin…»

Karlheinz Weinberger

Reprenons. Au début des années 1950, le jeune homme s’offre un Agfa «à cinq francs» et photographie, en autodidacte, des ouvriers du bâtiment zurichois. Des travailleurs aux torses nus, aux muscles bandés par l’effort et aux cuisses viriles, des apollons du quotidien, symboles à peine esquissés de l’homme dans sa splendeur. Aujourd’hui, on y verrait sans doute le pendant urbain des paysans de Gustave Roud, cette ode photographique du poète de Carrouge aux mâles qu’il vénérait si platoniquement.

Un érotisme cultivé
Karlheinz Weinberger ne renie pas son homosexualité et, sous le pseudonyme de Jim, publie ses portraits dans la revue gay Der Kreis. Au milieu d’une production de nus masculins sans relief, ses images font preuve d’un érotisme cultivé, sans lourde référence aux classiques corps de la Grèce antique.

Un paysan de Gustave Roud

Dès 1958, le photographe amateur pénètre le milieu des jeunes loubards zurichois, les Halbstarke (littéralement les «demi-costauds»), ces adolescents qui portent blue-jeans et blousons de cuir noir. Il les suit à la fête foraine (les fameux Sechseläuten ou Knabenschiessen), lieux de perdition d’une jeunesse en confrontation avec l’ordre et la morale. Mais aussi sur l’île Saint-Pierre, sur le lac de Bienne, eldorado jadis de Jean-Jacques Rousseau et lieu de retrouvailles déjantées et libertaires de ces gosses à la dérive.

Tout au long de Swiss rebels, catalogue de l’exposition arlésienne, on comprend la fascination presque fétichiste de Weinberger pour ces «gentils» rebelles sans cause et sans reproche. L’air de ne jamais y toucher, il prend la posture du témoin de proximité, en immersion dans ces tribus modernes.

Karlheinz Weinberger

Dès la fin des années 1950, Karlheinz Weinberger transforme son appartement zurichois en studio de portraits. Il y laisse s’échouer la clique des Halbstarke, passe de la musique à fort volume, boit de l’alcool et fume… La belle vie. Surtout, devant un fond blanc déroulé dans le salon, il fait poser ses modèles d’un jour, ces marginaux qui trouveront en lui un documentaliste fiévreux et engagé.

Bien avant que Mappelthorpe photographie les gays new-yorkais, Weinberger dresse un portrait en kaléidoscope de ces marginaux encuirés. Et, bien avant les pénis dressés de l’Américain, le Zurichois cadre serré des braguettes customisées, boulonnées, garnies de fers à cheval ou de boucles de ceinture à l’effigie d’Elvis Presley ou de James Dean. En quelques images dans un noir et blanc sans âge, Weinberger crée un imaginaire cinématographique, où il mêle une esthétique référencée au Marlon Brando de la période Equipée sauvage à une forme de reportage ethnographique et distancié.

Robert Mapplethorpe, Patrice, N.Y.C., 1977, J. Paul Getty Museum

La presse européenne ne s’est pas trompée, à imaginer tous les superlatifs pour qualifier l’exposition d’Arles. Entre grands formats wallpapers et tirages encadrés, Swiss rebels met enfin en lumière le talent trop longtemps ignoré de Weinberger, même s’il a exposé ses photographies au Musée du design de Zurich, en 2000, quelques années avant son décès.

Fixer son époque en images
Cette redécouverte, pilotée par l’excellente Galerie Esther Woerdehoff à Paris, n’est pas sans rappeler celle d’Arnold Odermatt, le policier nidwaldien, exposé dans le monde entier après son départ à la retraite. Comme lui, Karlheinz Weinberger est parvenu à fixer son époque en images. A l’exemple de ses photographies au sein de clubs de motards, des Hells Angels défoncés, dont il collectionne les dos de blouson, les tatouages et les virées.

Arnold Odermatt

Et, comme l’histoire s’achève à Zurich au tournant de l’an 2000, elle n’esquive pas la drogue et la prostitution autour de la gare centrale, avec l’intrigante et malsaine histoire d’Alex, dont Karlheinz Weinberger photographiait les astications onaniques. Sans doute pas les plus belles images de la série, mais certainement les plus troublantes. Et aussi les plus féminines…

Karlheinz Weinberger, Swiss rebels, Steidl
Karlheinz Weinberger, Halbstarke – volume I, Sturm & Drang
Arles, le Magasin électrique, exposition jusqu’au 24 septembre

Karlheinz Weinberger

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