Le Petit Prince: on le lit bien avec le cœur

Quand il disparaît en juillet 1944, Antoine de Saint-Exupéry ne peut deviner le destin extraordinaire qui attend son Petit Prince, ce conte achevé l’année précédente, dans son douloureux exil new-yorkais. Suite de notre série consacrée aux œuvres populaires.

La première édition du «Petit Prince» est parue en anglais, à New York, en avril 1943

Par Eric Bulliard

Antoine de Saint-Exupéry a l’habitude de griffonner, de gribouiller. Il dessine sur tous les papiers qu’il trouve, lettres, nappes, billets de spectacles, marges d’articles de journaux… Un personnage, surtout, revient de manière obsédante: un jeu-ne garçon aux cheveux ébouriffés, l’écharpe au vent.
L’anecdote paraît vraisemblable, à défaut d’être garantie authentique: un jour d’été 1942, l’écrivain-aviateur déjeune dans un café new-yorkais avec Eugene Reynal, son éditeur américain. Le voyant dessiner machinalement ce petit bonhomme, celui-ci lui lance: «Pourquoi n’écririez-vous pas un conte pour enfants?»

Saint-Exupéry à New York, entouré de son éditeur Eugene Reynal et de son épouse Elizabeth

«Ainsi serait né Le Petit Prince, d’un déjeuner au dessert taciturne, où se seraient glissés comme par enchantement les fantômes d’une enfance à jamais perdue», écrit Alain Vircondelet, universitaire et écrivain, spécialiste d’Antoine de Saint-Exupéry*. L’histoire, la légende, le mythe est lancé: ce personnage griffonné sur une nappe de restaurant deviendra iconique, reconnaissable dans le monde entier.

A New York, Saint-Exupéry vit mal son exil. Démobilisé en août 1940, il a rejoint la Grande Pomme à la fin de l’année, sur le même paquebot que le cinéaste Jean Renoir. Il débarque en auteur célèbre: Terre des hommes a reçu le National Book Award en 1939, dans sa traduction américaine (Wind, sand and stars). «Il est choyé, adulé et invité par tout ce que New York compte de personnalités influentes», selon Alain Vircondelet.

L’ennui new-yorkais
Saint-Exupéry côtoie Ingrid Bergman, Marlène Dietrich, Jean Gabin, Greta Garbo… Son épouse Consuelo le rejoint. Ils poursuivent leur relation tumultueuse. Ce qui n’empêche pas l’écrivain de nouer une idylle intense avec la journaliste Sylvia Hamilton. C’est à elle qu’il léguera, au moment de quitter les Etats-Unis, le manuscrit du Petit Prince, aujourd’hui à la Morgan Library de New York.

Loin de son pays en guerre, angoissé par les nouvelles qui lui parviennent de France, l’aviateur s’ennuie. Il refuse d’apprendre l’anglais, se méfie de la communauté française exilée. Il a écrit, difficilement, Pilote de guerre, sorti en février 1942. Le livre accroît sa renommée aux Etats-Unis, mais, en France, la presse collaborationniste le conspue.

Au cœur de cette ambiance délétère, après des années d’urgence, de lutte, de vie débridée, Saint-Exupéry plonge dans Le Petit Prince en retrouvant l’univers chaud et rassurant de l’enfance. L’innocence, la simplicité, comme un refuge. Un retour à l’essentiel.

Dans les souvenirs
«Antoine n’a qu’à faire remonter les souvenirs qui affluent à sa mémoire pour les redistribuer dans son conte», selon Alain Vircondelet. L’exemple le plus célèbre reste évidemment l’accident dans le désert libyen, fin 1935: avec le mécanicien André Prévôt, Saint-Exupéry cherchait à battre le record de vitesse du raid Paris-Saïgon. Leur avion s’est écrasé dans la nuit du 30 au 31 décembre.

Le duo a erré trois jours dans le désert, assoiffé, avant d’être retrouvé par une caravane de Bédouins. Saint-Exupéry racontera l’épisode dans Terre des hommes et s’en souviendra pour Le Petit Prince.

De son côté, Consuelo, qu’il a épousée en 1931, inspirera la rose «bien compliquée» qui craint les courants d’air. «J’étais trop jeune pour savoir l’aimer», regrette le Petit Prince. Sylvia, elle, affirmait que les célèbres phrases du renard lui étaient destinées: «On ne voit bien qu’avec le cœur. L’essentiel est invisible pour les yeux.»

Hargne et enthousiasme
Les souvenirs de l’écrivain, ce sont aussi ces personnages qu’il dessine depuis des dizaines d’années. Le renard-fennec croqué pour sa sœur ou le petit bonhomme qu’il a gribouillé partout et qu’il a perfectionné sur son lit d’hôpital, en 1941, alors qu’il soignait les conséquences de ses accidents d’avion. Le cinéaste René Clair lui avait alors offert une boîte d’aquarelle. Plus tard, il découvre les crayons-aquarelles, grâce à l’explorateur Paul-Emile Victor. Un déclic.

Saint-Exupéry n’a guère le temps de tergiverser. Ses éditeurs, Eugene Reynal et Curtice Hitchcock, souhaitent mettre en vente Le Petit Prince comme un conte de Noël. Il se lance dans le texte et les dessins avec force et enthousiasme, d’abord dans son appartement de Manhattan, puis dans l’immense maison qu’il loue à Long Island, avec Consuelo, The Bevin House.

L’écriture ne va pas sans hargne. Il réécrit, multiplie les brouillons, chiffonne ses pages en boules qu’il jette à son chien. Il achève son histoire en octobre 1942, mais la corrige encore, la reprend. Le Petit Prince ne sort que le 6 avril 1943. Deux semaines plus tard, paraît la version française, toujours à New York: ce n’est qu’en 1946 que Gallimard la publiera en France, de manière posthume.

Retour au front
Durant cette phase de création, Saint-Exupéry n’a jamais renoncé à son envie d’en découdre, alors que son pays est humilié. Malgré son âge (il a presque 43 ans), il reçoit en mars 1943 la confirmation qu’il peut repartir au front. Il quitte les Etats-Unis le 20 avril, quelques jours après la sortie du Petit Prince.

Avant l’ultime vol du 31 juillet 1944, quand son P-38 Lightning disparaît en Méditerranée (sans doute abattu par un avion de la Luftwaffe), il aura eu le temps de recevoir par son éditeur les premières critiques positives parues à New York. Mais il ne saura jamais que son conte allait devenir un phénomène mondial.
*Alain Vircondelet, 
La véritable histoire du Petit Prince,
 Flammarion, 2008

Toutes les langues, 
tous les objets
Avec le hassanya (dialecte arabe parlé notamment au Maroc), Le Petit Prince a connu au printemps dernier sa 300e traduction officielle. Deuxième livre le plus traduit au monde après la Bible (qui en compte au moins le double), il existe en sarde, en tswana, en vieux prussien, en araméen, en féroïen, en haut-valaisan, en patois vaudois…

Le succès du Petit Prince ne s’est guère fait attendre: dès 1948, soit deux ans après sa sortie en France, il devient le livre pour enfants le plus vendu du fonds Gallimard, rappelle l’éditeur dans le dossier qu’il lui consacre sur www.gallimard.fr. Dix ans plus tard, après 19 réimpressions, il s’est écoulé à 450 000 exemplaires, puis à deux millions au début des années 1980, quand le rythme s’accélère encore. Soixante ans après sa sortie, il s’en est vendu près de 
11 millions en France. Et 150 voire 200 millions dans le monde, les chiffres diffèrent selon les sources.

Outre les livres, le personnage créé par Saint-Exupéry a connu des déclinaisons en films (le dernier par Max Osborne, en 2015), opéras (Michaël Levinas en 2014), comédies musicales (Richard Cocciante en 2002), bandes dessinées (Joann Sfar en 2008), pièces de théâtre… Sans oublier les adaptations sur disques: celle de 1954, avec Gérard Philipe en récitant, a marqué des générations d’enfants. Il en existe aussi avec Marcel Mouloudji, Jean-Louis Trintignant, Pierre Arditi ou encore Bernard Giraudeau.

«Store» et parc d’attractions
Au fil des ans, le Petit Prince a été reproduit à l’infini en jouets, figurines, peluches… La boutique en ligne du site www.lepetitprince.com propose quelque 800 références! L’enfant venu d’ailleurs a encore sa chaîne Youtube, son parc d’attractions (ouvert en 2014 en Alsace), son musée au Japon, avec reconstitution du château de Saint-Maurice-de-Rémens, où Saint-Exupéry a passé son enfance.

L’année dernière, un «Petit Prince Store» a ouvert à Paris, dans le Quartier latin. Aux côtés des mugs et des T-shirts, il propose un important rayon librairie, qui rappelle à quel point la bibliographie du Petit Prince s’est encore enrichie en 2013, à l’occasion du 70e anniversaire de sa naissance. Collectionneur réputé (www.petit-prince-collection.com), le Lausannois Jean-Marc Probst compte ainsi quelque 5870 objets, dont 4411 éditions distinctes du texte, 292 livres autour du Petit Prince, 267 sur Antoine de Saint-Exupéry…

 

Il ne plaît pas à tout le monde

Le Petit Prince a beau séduire des générations dans le monde entier, sa poésie philosophico-naïve ne séduit pas tout le monde. En 1965, le journaliste et philosophe Jean-François Revel (1924-2006) a eu la dent particulièrement dure. Dans un pamphlet intitulé En France, le futur académicien écrivait: «Pour comprendre la France, il faut voir que l’écrivain influent ce n’est pas Gide, ce n’est pas Breton, c’est Saint Ex, qui a révélé aux Français qu’une ânerie verbeuse devient une profonde vérité philosophique si on la fait décoller du sol pour l’élever à sept mille pieds de haut. Le crétinisme sous cockpit prend des allures de sagesse…» De son côté, l’écrivain et critique Jean-Louis Bory (1919-1979) évoquait une «saint-sulpicerie douceâtre mêlant l’avion aux ailes d‘ange à l’archange à hélices».

Nouveau rédacteur en chef de Lire, Baptiste Liger a davantage argumenté, en juin dernier, quand L’Express a proposé un «pour ou contre Le Petit Prince». «Tout est affaire de rencontre avec un livre, expliquait ce critique littéraire. Ainsi, j’ai lu 
Le Petit Prince vers 10 ans et sa poésie ne m’a absolument pas touché.» Il ajoutait: «J’ai retenté à plusieurs reprises et, à chaque fois, son onirisme me laisse de marbre.» A ses yeux, cet univers reste «très kitsch» et cet imaginaire «dans ce qu’il y a de plus niais». Sa conclusion: «Des phrases comme “on ne voit bien qu’avec le cœur”, prononcées par des personnalités moins respectables, passeraient pour des aphorismes bien-pensants de café du commerce…»

Posté le par Eric dans Littérature, Livres, Série d'été / Populaire… et après? Déposer votre commentaire

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