«My way», chacun à sa façon

Sortie discrètement par Claude François, Comme d’habitude deviendra un tube planétaire, après sa transposition en My way pour Frank Sinatra. Suite de notre série consacrée aux dessous des œuvres populaires.

Par Eric Bulliard

Quand la chanson sort, fin 1967, ce n’est pas la folie habituelle. La mélancolie déchirante de Comme d’habitude déroute les fans de Claude François. Le 45 tours se vend à 300 000 exemplaires. Bien loin de Belles, belles, belles, qui l’a révélé cinq ans plus tôt, avec 1,7 million de disques écoulés.
Il faudra attendre la sortie de l’album, quelques mois plus tard, pour que la chanson commence à faire son chemin. Avant son triomphe mondial, en 1969, quand Paul Anka transpose Comme d’habitude en My way pour Frank Sinatra. Au fil d’innombrables reprises (lire ci-dessous), elle deviendra un des titres les plus diffusés sur les ondes après Yesterday des Beatles.

Au départ, un classique de l’histoire des succès: nombre d’artistes snobent le futur tube planétaire. Son compositeur, Jacques Revaux, l’a proposé aux vedettes de l’époque: Michel Sardou, Petula Clark, Mireille Mathieu et bien d’autres refusent cette chanson provisoirement intitulée For me, qui n’a encore que du yaourt pour texte. Seul Hervé Vilard se montre un temps intéressé.

Claude François aussi l’avait reçue sans donner suite. L’histoire raconte que, à l’été 1967, il rencontre Jacques Revaux et lui dit qu’il ne serait pas contre une collaboration, un jour. Le compositeur lui rappelle qu’il lui a déjà envoyé For me. Un rendez-vous est fixé chez Cloclo, au Moulin de Dannemois.

En passant par Bowie
Marqué par sa rupture avec France Gall, Claude François, 28 ans, s’inspire de ce chagrin d’amour pour les paroles. Coécrites avec Gilles Thibaut, elles évoquent la routine et l’usure d’un couple. Même si le trio de créateurs a donné des versions divergentes quant à l’implication de chacun, une certitude: la chanson naît dans la propriété du chanteur, qui propose aussi de menues modifications de la mélodie.

Malgré la sortie en demi-teinte du 45 tours, Jacques Revaux reste persuadé du potentiel international de sa musique. Comme le rappelaient Les Inrockuptibles en mars 2012, à l’occasion de la sortie du film Cloclo: «Son adaptation anglaise est d’abord confiée à un jeune Londonien, David Jones, qui tente de percer dans le folk (ou le mime, suivant les jours).»

Ce musicien en devenir lui trouve un titre – Even a fool learns to love (Même un idiot apprend à aimer) – mais laisse rapidement tomber une adaptation qui ne le convainc pas. Il se souviendra toutefois de ces harmonies pour composer Life on Mars? (1971), sous son pseudonyme, David Bowie.

Pour la naissance de la version anglaise, il faudra un hasard et les vacances en France de Paul Anka. Le chanteur de charme entend Comme d’habitude à la radio, la trouve «merdique» (shitty en v.o.), mais pense qu’il y a «quelque chose à faire avec cette chanson».

Très différent du sentimentalisme de la version originale, My way n’évoque donc pas l’usure d’un couple, mais un homme qui fait le bilan de sa vie

Anka obtient les droits, mais sèche lui aussi sur l’adaptation. Jusqu’à ce repas avec Frank Sinatra, où le crooner lui fait part de sa fatigue et de son envie de quitter le show-business. Mais seulement après un ultime album. De retour chez lui, troublé par cette discussion, Paul Anka s’installe au piano et reprend la mélodie de Comme d’habitude. Il se met dans la peau de Sinatra pour écrire un texte sur un homme en fin de course.

Très différent du sentimentalisme de la version originale, My way n’évoque donc pas l’usure d’un couple. «And now / The end is near /And so I face the final curtain…» (Et maintenant / la fin est proche / et je fais face au dernier rideau…) Le narrateur dresse un bilan final, reconnaît qu’il a fait des erreurs, mais au moins a-t-il vécu une vie pleine («I’ve lived a life that’s full»). Et il l’a fait à sa façon («I did it my way»).

La «séance de torture»
La chanson achevée, Paul Anka appelle Sinatra sur le ton: «J’ai quelque chose de spécial pour ton dernier album.» Il se rend à Las Vegas pour la lui apporter. Le brave Frankie remercie, sans plus. Comme l’a rapporté le Daily Express en 2009 («My way, the story behind the song»), Paul Anka reçoit un coup de fil quelques mois plus tard: «Kid, listen to this» («Eh, gamin, écoute ça»): «Il a mis le téléphone contre un haut-parleur, raconte Paul Anka, et c’est la première fois que j’entendais Frank chanter ma chanson.»

Enregistré en décembre 1968, My way donne son ti­tre au 33 tours sorti début 1969, qui contient, entre au­tres, des reprises de Yesterday, Mrs Robinson (de Simon et Garfunkel) et une version anglaise de Ne me quitte pas (If you go away).

Paul Anka devra affronter sa propre maison de disques, furieuse qu’il n’ait pas gardé la chanson pour lui. Il l’enregistre à son tour, également en 1969, tout en assurant que «cette chanson était pour Frank et personne d’autre». Devenu un tube, puis un standard, elle va rapidement agacer Sinatra. Il a certes renoncé à tirer le rideau, mais va traîner comme un boulet ce titre sans doute trop intime à ses yeux. A la demande de son public, il ne cessera toutefois de la chanter, à contrecœur, l’annonçant parfois comme «le moment de la séance de torture. Pas pour vous mais pour moi.»

 

Des karaokés aux enterrements
Certains évoquent 1500 versions, d’autres 2000 ou 2500. A ces niveaux-là, à quoi bon compter encore? Dès sa sortie américaine, en 1969, My way a séduit les artistes autant que le public, attirés sans doute par sa mélancolie sucrée et son crescendo qui pousse aux prouesses vocales. Après Frank Sinatra et Paul Anka, Dorothy Squires, ex-épouse de Roger Moore, l’enregistre dès 1970. Suivent, très vite, Nina Simone, Tom Jones, Engelbert Humperdinck… Le phénomène s’accélère encore quand Elvis Presley s’en empare, en particulier dans son légendaire concert Aloha from Hawaii via satellite, en 1973.

Dans les autres langues non plus, les adaptations ne tardent pas. Claude François tente dès 1969, de lancer une version italienne (Come sempre). Suivra, en 1972, une traduction de l’anglais par Patty Pravo (A modo mio). La même année, l’Espagne découvre A mi manera et l’Allemagne So leb dein Leben.

En France, Michel Sardou et Hervé Vilard, qui étaient passés à côté, vont l’enregistrer, tout comme, récemment, Florent Pagny et M. Pokora. Au gré du net, on tombe sur des interprétations en japonais, en grec (par Nikos Aliagas!), en arabe (Daiman par 1,2,3 soleil, soit Rachid Taha, Khaled et Faudel), en suédois… My way s’adapte au raï, à la salsa, au rap (par Jay Z), à la sauce Gipsy Kings, aux puissances lyriques des trois ténors Plácido Domingo, José Carreras et Luciano Pavarotti. Sur Youtube, on peut même dénicher une vidéo de Mireille Mathieu la chantant en allemand. C’est dire si tout est possible avec ce titre.

Des envies de meurtre
Parmi les reprises les plus marquantes, à noter celle, grandiose, de Nina Hagen en 1980. Côté punk, Sid Vicious l’a précédée de deux ans avec une version destroy hallucinante et totalement crédible. Ne connaissant pas toutes les paroles, le bassiste des Sex Pistols a improvisé et introduit des grossièretés de son cru. L’ex-Pogues Shane McGowan a aussi brillamment réussi l’exercice en 1996. Dans le registre iconoclaste déconnant, les Sex Bidochons restent insurpassables avec leur Maille Ouais.

Au fil des ans, My way, avec son texte en forme de bilan de vie, est devenue la chanson la plus diffusée dans les enterrements en Grande-Bretagne. Une popularité qui, à force, finit par agacer: aux Philippines, la chanson est souvent interdite dans les très populaires karaokés. En 2010, une enquête du New York Times rapportait en effet qu’il était devenu dangereux de la chanter: le pays a enregistré une série de meurtres, les My way killings, à la suite d’interprétations qui ont un peu trop énervé les clients…

 

Elvis a repris deux fois Cloclo
Comme tant d’autres à l’époque, Claude François s’appropriait volontiers des chansons anglo-saxonnes: ces adaptations en français constituent deux tiers de son répertoire. C’est le cas de tubes comme Belles, belles, belles (Made to love des Everly Brothers), Si j’avais un marteau (If I had a hammer, de Pete Seeger), C’est la même chanson (It’s the same old song des Four Tops), J’y pense et puis j’oublie (It comes and goes de Bill Anderson)…

Dans le sens inverse, les exemples sont forcément plus rares. Outre celui, célèbre, de Comme d’habitude / My way, il en existe au moins un autre: après la naissance de ses deux fils (Claude Junior en 1968 et Marc en 1969), Claude François écrit Parce que je t’aime, mon enfant, avec ce texte très personnel: «Entre ta mère et moi, ça ne va plus très bien / Et depuis quelques mois chacun vit dans son coin…» Devenue My boy, la chanson sera reprise par l’acteur Richard Harris en 1971. Deux ans plus tard, Elvis Presley l’enregistre pour l’album Good times, qui sort en 1974.

Une année après Aloha from Hawaii via satellite, où figurait My way, le King a donc publié deux disques consécutifs avec une chanson de Claude François. Sans connaître tout à fait le même succès. En 1977, Cloclo inclura à son tour My boy et My way dans son unique album en anglais, enregistré à Londres dans les studios d’Abbey Road. Il comprend aussi, entre autres, Go where the sun is brighter (Y’a le printemps qui chante) et Monday morning again (Le lundi au soleil).

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