La tour Eiffel, ce «pylône» de 300 mètres

Tout le monde connaît la tour Eiffel, symbole 
de Paris depuis l’Exposition universelle de 1889. Premier édifice construit par l’homme à atteindre les 1000 pieds, cette «tour de Babel» n’en finit 
pas de fasciner. Nouvel épisode de notre série sur les dessous des chefs-d’œuvre populaires.

par Christophe Dutoit

Près de 130 ans après son inauguration, la tour Eiffel n’a rien perdu de sa magie. Dès la sortie du métro Trocadéro, elle toise le visiteur entre les deux ailes du palais de Chaillot. Encore quelques pas et elle prend des allures majestueu-ses depuis l’esplanade du Trocadéro. La descente sur le tapis de goudron rouge permet d’approcher l’un des accomplissements les plus utopistes de l’homme. Après avoir franchi la Seine par le pont d’Iéna, les petites fourmis passent sous les jupes de la dame de fer. Apothéose, à chaque fois renouvelée.

L’histoire de la tour Eiffel prend ses racines au début du XIXe siècle, lorsque d’inventifs et audacieux ingénieurs tentent de repousser les limites de la construction. En pleine révolution industrielle, le métal devient un matériau essentiel pour l’édification des ponts ferroviaires, des halles gigantesques, des dômes d’église.

Dès les années 1830, des âmes folles rêvent d’édifier 
une tour de mille pieds (304,8 mètres), une hauteur symbolique dans la course à l’élévation, jusqu’ici seul apanage de l’architecture religieuse, obnubilée qu’elle est depuis des siècles par l’envie de bâtir toujours plus haut.

projet de colonne pour Londres, par Richard Trevithick

En 1833, l’Anglais Richard Trevithick meurt deux mois après avoir présenté son projet de colonne de 1000 pieds pour commémorer le Reform Act. Un concept repris par Clark et Reeves pour l’Exposition universelle de Philadelphie en 1876. Faute de crédits, le projet avorte, mais l’idée reste dans l’air.

Pendant ce temps, Gustave Eiffel – né à Dijon en 1832 – s’est spécialisé dans la construc-tion métallique. Il imagine et construit les viaducs de Garabit et de Porto, la gare de Pest (en face de Buda), la structure intérieure de la statue de la Liberté, inaugurée à New York en 1886.

En 1884, Emile Nouguier et Maurice Koechlin, deux chefs de bureau dans l’entreprise Eiffel, dessinent la première esquisse d’un «pylône de 300 mètres, capable de supporter son propre poids et de résis-
ter à la pression horizontale 
de forts vents». Les deux ingénieurs soumettent le projet à leur patron qui déclare «n’avoir pas l’intention de s’y intéresser, mais les autorise à en poursuivre l’étude».

Un troisième employé, l’architecte Stephen Sauvestre, dessine les socles, les arcs monumentaux et place des salles vitrées sur les étages pour accueillir le public. Devant cette nouvelle mouture, Eiffel change d’avis et s’empresse de déposer un brevet. Il rachète leur part à ses collaborateurs pour obtenir la propriété exclusive de la tour qui fera mondialement connaître son nom. «Le génie d’Eiffel n’est pas d’avoir inventé la tour, mais de l’avoir réalisée et de lui avoir donné son nom», écrit Bertrand Lemoine, chercheur au CNRS.

Eiffel fait installer une cantine au premier étage, pour éviter que les ouvriers s’enivrent dans les troquets alentour

Réaliser l’utopie
Rapidement, Eiffel s’ingénie à faire connaître son projet tous azimuts. En parallèle, l’idée d’une Exposition universelle à Paris fait son chemin. Le 1er mai 1886, le ministre Lockroy lance un concours taillé sur mesure «pour une tour de 125 mètres de côté et 300 mètres de hauteur». Malgré un délai de trois semaines (!), plus de cent projets sont déposés. Gustave Eiffel gagne aisément le concours au prix de quelques améliorations, au niveau des ascenseurs et de la protection contre la foudre.

Le chantier débute le 28 janvier 1887. On utilise des caissons étanches pour injecter le béton sous le niveau de la Seine. Puis, à partir des quatre socles, on commence à assembler la structure métallique, qui repose sur des vérins hydrauliques pour régler la jonction des quatre piliers, avec une marge de moins de 10 centimètres. L’opération est menée de main de maître le 7 décembre devant une foule de curieux. Sur le chantier, les travaux se réduisent dès lors au levage et à l’assemblage acrobatique du Meccano préfabriqué dans les ateliers de Levallois-Perret.

A deux reprises, les ouvriers (ils n’étaient jamais plus de 250 sur place) se mettent en grève, car ils s’estiment insuffisamment payés. Eiffel argue que le risque est le même à 200 mètres qu’à 40 mètres: la mort certaine. Il consent malgré tout à une augmentation et fait installer une cantine au premier étage, pour éviter que les ouvriers s’enivrent dans les troquets alentour.

Gustave Eiffel

Le 31 mars 1889, la tour est inaugurée et Gustave Eiffel reçoit la Légion d’honneur. Le succès est foudroyant. Durant l’ouverture de l’Exposition universelle, elle accueille 1,9 million de visiteurs enthousiastes. Même si les artistes la boudent (lire ci-dessous), le public la porte aux nues.

La T.S.F. et Mata Hari
La tour devient un symbole, un phare, une icône. Mais, la concession expire en 1909. Un temps menacée de démontage, elle justifie son utilisation grâce à l’installation d’antennes de la T.S.F., ancêtre de la radiodiffusion. La tour revêt un intérêt stratégique. Bientôt, elle accompagne les balbutiements de la télévision. Elle permet l’arrestation de Mata Hari, la célèbre espionne, après l’interception de messages allemands durant la Première Guerre mondiale.

A la tour Eiffel, on saute à l’élastique, on monte les escaliers sur des échasses ou à la course. Le 26 novembre 1905, un laitier du nom de Forestier grimpe les 729 marches menant au deuxième étage en 
3 minutes et 12 secondes. En 1944, peu avant le débarquement en Normandie, le pilote américain William Overstreet Jr. passe avec son Mustang sous les arches pour abattre un Messerschmitt allemand.Un exploit. C’est toujours mieux que Léon Collot, jeune lieutenant de réserve, qui, en 1926, fait passer son Breguet 19 entre les piliers ouest et nord, avant de se tuer en heurtant une antenne quelques mètres plus loin.

Si on ne déplore qu’un seul accident mortel durant la construction, on dénombre quelque 366 décès pour des causes aussi diverses que farfelues. En 1912, un jeune tailleur parisien sauta du premier étage muni d’une voilure de son invention. L’autopsie montra qu’il mourut d’une crise cardiaque avant d’avoir touché le sol… S’élancer de la tour est un fantasme que le grand public a pu accomplir en juin 2017. Grâce à une tyrolienne de 800 mètres qui permettait de traverser le Champ de Mars au départ du deuxième étage, à 115 mètres d’altitude. Frissons garantis

 

«Ce lampadaire tragique»

«Il suffit de se figurer une tour vertigineusement ridicule, dominant Paris, ainsi qu’une noire et gigantesque cheminée d’usine, écrasant de sa masse barbare Notre-Dame, la Sainte-Chapelle, la tour Saint-Jacques, le Louvre, le dôme des Invalides, l’arc de triomphe, tous nos monuments humiliés, toutes nos architectures rapetissées, qui disparaîtront dans ce rêve stupéfiant…» Avant de connaître la gloire, Gustave Eiffel a dû vaincre de nombreuses réticences, tant techniques qu’esthétique.

En 1887 éclate au grand jour une cabale menée par 
le milieu artistique. Le 14 février, le journal Le Temps publie une «protestation contre la tour de Monsieur Eiffel», signée notamment par le compositeur Charles Gounod, les écrivains Guy de Maupassant, Alexandre Dumas fils, Leconte de Lisle, Sully Prudhomme ou l’architecte Charles Garnier. Tous s’érigent «contre l’érection de l’inutile et monstrueuse tour Eiffel, que la malignité publique, souvent empreinte de bon sens et d’esprit de justice, a déjà baptisé du nom de tour de Babel.»

Guy de Maupassant déjeunait fréquemment au restaurant du premier étage, car, disait-il, «c’est le seul endroit de la ville où je ne la vois pas»

Les critiques pleuvent «contre ce lampadaire véritablement tragique» (Léon Bloy), «ce squelette de beffroi» (Paul Verlaine), «ce mât de fer aux durs agrès» (François Coppée), «ce squelette disgracieux et géant qui avorte en un ridicule et mince profil de cheminée d’usine» (Guy de Maupassant, qui déjeunait fréquemment dans l’un des restaurants du premier étage, car, disait-il, «c’est le seul endroit de la ville où je ne la vois pas»).

Force et beauté
Quelques jours plus tard, le ministre Lockroy répond à ces critiques: «Je crois que la tour aura sa beauté propre. Les courbes des quatre arêtes, telles que le calcul les a fournies, donneront une grande impression de force et de beauté. Il y a dans le colossal une attraction, un charme propre.»

La tour Eiffel vue par Doisneau

Dès le printemps 1889, tous s’accordent sur un point: la tour est un miroir de son temps. Dans leur Histoire de Paris, Lucien Dubech et Pierre d’Espezel décryptent bien la situation. «On a cru trouver le salut dans l’architecture de fer: les aspirations verticales, la prédominance des vides sur les pleins et la légèreté de l’ossature apparente firent espérer que naîtrait un style en qui revivrait l’essentiel du génie gothique, rajeuni par un esprit et des matériaux neufs.»

Si certains artistes ont fait part de leur indignation, d’autres s’en sont inspirés, à l’image des écrivains Cendrars, Aragon, Cocteau, Apollinaire, ou des peintres Seurat, Signac, Bonnard, Delaunay. Quant à Roland Barthes, il signe le mot de la fin: «La tour est d’abord le symbole de l’ascension, de toute ascension: elle accomplit une sorte d’idée de la hauteur en soi. En elle, la largeur est annulée, toute la matière s’absorbe dans un effort de hauteur.»

 

En quelques chiffres

Avec ses 312  mètres de hauteur (elle en fait 324 aujourd’hui, après l’ajout d’antennes), la tour Eiffel est restée le monument le plus élevé du monde jusqu’en 1930 et l’achèvement du Chrysler Building à New York.

Chaque année, plus de 7  millions de visiteurs grimpent 
sur le monument, qui a accueilli son 250 millionième visiteur 
en 2010. A Paris, elle n’est pas le lieu touristique le plus visité, 
derrière la cathédrale Notre-Dame (14 mio) et Disneyland Paris
(15 mio en moyenne).

Pour atteindre le somment à pied, il faut gravir entre 
1665 et 1802 marches suivant l’escalier utilisé.

Lors de la canicule de 1976, l’amplitude de l’oscillation a atteint 
18 centimètres au sommet, contre 13 centimètres lors 
de la tempête Lothar, en 1999, avec des vents atteignant 240 km/h.

La tour Eiffel a coûté 7,8  millions de francs or (de l’époque), 
pour un poids de la structure de 7300  tonnes. Ce qui équivaut environ à un franc/kilo.

Aujourd’hui, la valeur virtuelle de son image de marque est estimée 
à 434  milliards d’euros, loin devant le Colisée de Rome 
(91  milliards) et la Sagrada Família de Barcelone (90  milliards d’euros). En chiffres absolus, elle vaudrait 2,8 milliards d’euros.

La poussée verticale au niveau des fondations (environ 4 kg/cm2) 
est comparable à celle d’un homme sur une chaise (et nettement 
plus faible qu’une femme sur ses talons aiguilles).

Posté le par Eric dans Série d'été / Populaire… et après? Déposer votre commentaire

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