«La Joconde», reine incontestée de l’art

Elle est la plus grande star de l’histoire de la peinture. Mais les milliers de visiteurs quotidiens du Louvre savent-ils à quoi La Joconde doit sa célébrité? Et pourquoi est-elle révolutionnaire? Suite de notre série consacrée aux dessous des œuvres populaires.

Par Eric Bulliard
Chaque jour, 15 000 à 20 000 personnes se bousculent pour apercevoir, derrière sa vitre blindée, La Joconde et son sourire énigmatique. Pour photographier cette star mondiale et repartir avec ce constat: «Elle est toute petite!» Précisément 77 x 53 centimètres.

Duchamp lui a dessiné des moustaches, Warhol l’a multipliée comme Marilyn, Botero l’a fait grossir. Et Gainsbourg a rêvé de l’imprimer à trois millions d’exemplaires «sur papier-cul», pour dire: «Chaque matin j’emmerde son sourire ambigu.» La Joconde est partout, sur des tasses et des T-shirts, dans des publicités et des livres, perdue dans des divagations ésotérico-fantaisistes.

Fernando Botero, «Mona Lisa à l’âge de douze ans»

Pourquoi cet engouement? Qu’a-t-il de si spécial, ce petit portrait signé Léonard de Vinci (1452-1519)? Son vol, en 1911, a certes accru sa célébrité (lire ci-dessous), mais le tableau était déjà reconnu comme chef-d’oeuvre. Dès sa création, si l’on en croit Giorgio Vasari, l’auteur de Vies des meilleurs peintres, sculpteurs et architectes italiens (1550): «La bouche, sa fente, ses extrémités, qui se lient par le vermillon des lèvres à l’incarnat du visage, ce n’est plus la couleur: c’est vraiment de la chair.»

Vasari insiste sur le réalisme, ce qui ne suffit pas à expliquer cette célébrité. Il y a le mystère, aussi. Celui de l’identité de la femme, par exemple. Au milieu d’allégations plus ou moins fantaisistes, les spécialistes s’accordent en général pour affirmer qu’il s’agit de Lisa Gherardini, épouse de Francesco del Giocondo. D’où le nom de Gioconda.

Il ne s’en sépare plus
Ce marchand de tissu florentin l’aurait commandé à l’occasion de la naissance de leur fils, en 1502, ou de l’acquisition d’une maison familiale, en 1503. Léonard de Vinci s’y attelle autour de cette date, sur un mince panneau de peuplier. Après quatre ans de travail, il le laisse inachevé et le couple ne recevra jamais sa commande: le peintre ne s’en séparera plus.

Rappelons au passage que Léonard de Vinci n’a pas toujours donné la priorité à sa peinture. Connu, de son vivant, d’abord comme scientifique et inventeur, il s’est intéressé à tous les domaines du savoir et a multiplié les expérimentations. Parfois ratées: La Cène, l’un de ses chefs-d’œuvre, s’est détériorée, parce qu’il a voulu utiliser une technique de fresque inédite.

La Joconde était-elle achevée quand, en 1516, le peintre a quitté l’Italie pour la France, à l’invitation de François Ier? Ou l’a-t-il terminée à Amboise, malgré l’âge et la maladie? En tout cas, il y tenait suffisamment pour l’emmener avec lui et pour la réaliser entièrement lui-même, alors que, souvent, ses élèves achevaient le travail. François Ier l’achètera (après la mort du maître?) et l’intégrera aux collections royales.

L’art du vaporeux
Le génial touche-à-tout a donc réservé à La Joconde un statut à part, comme s’il était conscient de la valeur révolutionnaire du tableau. Son cadrage, par exemple, est inédit en Italie, où jamais un peintre n’avait réalisé un portrait aussi large, montrant la femme jusqu’à la taille, avec les bras et les mains posés sur un accoudoir. Mona (contraction de Madonna, Madame) Lisa pose de trois quarts, comme dans certains portraits flamands, et regarde le spectateur en souriant.

Antonello de Messine, «L’homme qui rit»

Ah! Ce sourire… Que n’a-t-on dit et écrit sur ce rictus à peine esquissé, qui semble disparaître dès qu’on le fixe! Lui aussi représente une innovation, puisque les portraits de la peinture italienne ne souriaient pas. Seul précédent connu: L’homme qui rit d’Antonello de Messine (1470), dont les lèvres ressemblent davantage à une grimace crispée.

D’après Vasari, Léonard a invité musiciens et bouffons pendant les séances de pose, afin que Lisa Gherardini garde le sourire. Mais son ambiguïté paisible, il la crée surtout par le sfumato, cet art du vaporeux et du contour atténué. Sans en être l’inventeur, il le pousse à sa perfection, grâce à sa maîtrise des glacis, technique d’origine flamande diffusée en Italie par le même Antonello de Messine.

Le principe: superposer des couches de peinture extrêmement fines permet d’éclaircir ou d’assombrir les tonalités. De récentes études ont démontré qu’il y a, sur La Joconde, 30 à 40 couches de peinture et de vernis, pour une épaisseur totale équivalente à celle d’un demi-cheveu…

La perfection tranquille
Ce sfumato se retrouve dans le paysage, chaotique et imaginaire, en contraste avec le visage apaisé et réaliste. Il permet d’accentuer la perspective atmosphérique, qui donne l’impression de la profondeur par des dégradés de tons. Des traces humaines (le pont à droite, le sentier à gauche) s’effacent vers le lointain, pour laisser place aux montagnes féeriques et à l’horizon, qui correspond à la ligne du regard.

Cette maîtrise technique, ce sens des proportions et de l’équilibre, la douce harmonie de l’ensemble contribuent à l’impression de perfection tranquille. Cette femme devient idéalisée, divinisée et a traversé les siècles mieux que n’importe quelle scène mythologique ou religieuse.

Léonard de Vinci l’avait pressenti: les foules admireront toujours les portraits. Il l’écrivait dans ses carnets: «Ne vois-tu pas que parmi les beautés humaines, c’est le beau visage qui arrête les passants, et non les ornements?»

Voler «La Joconde», c’était possible

Dans son village lombard de Dumenza, une plaque rappelle que Vincenzo Peruggia a vécu ici, avant d’émigrer en France, en 1905, à l’âge de 24 ans. On raconte même que, en 1913, il cacha quelques jours La Joconde au 29, rue du XX-Settembre. Sa renommée, Vincenzo Peruggia la doit en effet au vol du plus célèbre tableau de l’histoire. Ce vitrier, vaguement peintre et, dirait-on aujourd’hui, connu des services de police, a travaillé pour une entreprise chargée de mettre sous verre des tableaux du Louvre. Dont Mona Lisa.

Coup de foudre: le brave homme ne comprend pas que ce chef-d’oeuvre de l’art italien soit exposé à Paris plutôt qu’à la Galerie des Offices de Florence. Croyant que La Joconde a été volée par Napoléon, il entend la rendre à son pays et planifie le vol en profitant de son emploi pour repérer les lieux.

Vincenzo Peruggia choisit d’agir un lundi, jour de fermeture au public. Il a changé de travail depuis un mois, mais a gardé sa blouse d’ouvrier et se mêle à d’anciens collègues occupés ce jour-là au musée. A 7 h, ce 21 août 1911, il décroche La Joconde, l’emmène par un escalier de service, se débarrasse de son cadre et de sa vitre, la cache sous ses vêtements et rentre chez lui, dans le Xe arrondissement.

Le méfait n’est découvert que le lendemain matin, à la réouverture publique. Dès l’après-midi, quelque 60 policiers sont dépêchés sur les lieux. On interroge tous les employés. Vincenzo Peruggia reçoit la visite des agents, mais il s’est inventé un alibi qu’ils acceptent.

Apollinaire soupçonné
Les journaux s’emparent avec frénésie du fait divers. Apollinaire, qui avait espéré voir «brûler le Louvre», est arrêté quelques jours: l’ancien secrétaire du poète, Guy Piéret, a fanfaronné en demandant une rançon pour ce forfait. L’homme avait déjà volé trois statuettes du Louvre, dont deux ont été revendues à Picasso (qu’il a utilisées comme modèles pour Les demoiselles d’Avignon). Le peintre sera lui aussi longuement interrogé.

Malgré la promesse de récompenses, l’enquête n’avance pas. Le directeur du Louvre, Théophile Homolle, démissionne. Au musée, la foule se presse

Vincenzo Peruggia

pour voir l’emplacement laissé vide. Certains déposent des fleurs. Vincenzo Peruggia garde deux ans le portrait à son domicile avant de retourner en Italie. Il s’arrête quelques jours à Dumenza, avec La Joconde dans sa malle à double fond, puis rejoint Florence, où, en décembre 1913, il tente de la revendre à un antiquaire. Celui-ci vient au rendez-vous accompagné du directeur des Offices. Ils identifient le tableau et alertent la police. Peruggia est arrêté à son hôtel, rebaptisé par la suite La Gioconda. Il sera condamné à un an de prison.

La Joconde est rendue à la France, après une présentation dans quelques musées italiens. Le 31 décembre, elle arrive en gare de Lyon, sous bonne escorte, dans une boîte de noyer verni, installée dans un wagon de première classe spécialement affrété. Un cortège officiel la reconduit au Louvre. Comme une reine.

Eux aussi ont été envoûtés

Jules Michelet (1798-1874): «Cette toile m’attire, m’appelle, m’envahit, m’absorbe; je vais à elle malgré moi, comme l’oiseau va au serpent.»

Théophile Gautier (1811-1872): «Sphinx de beauté qui souris si mystérieusement dans le cadre de Léonard de Vinci et sembles proposer à l’admiration des siècles une énigme qu’ils n’ont pas encore résolue, un attrait invincible ramène toujours vers toi! Quelle fixité inquiétante et quel sardonisme surhumain dans ces prunelles sombres, dans ces lèvres onduleuses comme l’arc de l’Amour après qu’il a décoché le trait! Jamais l’idéal
féminin n’a revêtu de formes plus inéluctablement séduisantes.»

George Sand (1804-1876): «Il est peu de figures aussi connues que celle de Mona Lisa del Giocondo, et, chose étrange, il est peu de physionomies moins devinées. Cette beauté célèbre offre, dans son expression, un tel problème que personne ne l’a regardée sans émotion, et que personne, après l’avoir vue un instant, ne l’a oubliée.»

Walter Pater (1839-1894): «Elle est plus âgée que les rochers qui l’environnent; comme le vampire, elle est morte souvent et connaît les secrets de la tombe; elle a plongé dans les mers profondes et elle garde autour d’elle leur pénombre; elle a trafiqué d’étranges tissus avec des marchands orientaux; comme Léda, elle a été la mère d’Hélène de Troie et, comme sainte Anne, la mère de Marie; et tout ceci n’a été pour elle qu’un son de lyres et de flûtes.»

Posté le par Eric dans Beaux-Arts, Série d'été / Populaire… et après? Déposer votre commentaire

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