La grande vadrouille: intemporel comme le rire

Notre série culturelle de l’été se penche sur des œuvres populaires, archiconnues, vues et revues… Que sait-on vraiment de leur 
genèse? Qu’est-ce qui se trouve derrière ce succès? Pourquoi 
traversent-elles les époques? Premier épisode avec l’indémodable Grande vadrouille.

Par Eric Bulliard

Le tournage se déroule à merveille, à la fois bon enfant, professionnel… et bien arrosé. On est souvent en Bourgogne, que voulez-vous. N’empêche que Bourvil a un doute: «Le film que nous tournons en ce moment ne fera pas la moitié du Corniaud», lance-t-il un soir à Gérard Oury.

Mal vu: La grande vadrouille va pulvériser tous les records et faire rire des générations. Plus de cinquante ans après sa sortie – fin 1966 – il reste un monument. Drôle comme au premier jour. Avec cette différence: désormais, toutes les scènes et toutes les répliques sont devenues cultes.

Si Bourvil doutait, c’était parce que le succès du Corniaud paraissait impossible à renouveler. Avec ses six millions de spectateurs pour la seule année 1965 (11,7 millions au final), le film a consacré le duo Bourvil – de Funès, aperçu déjà dans Poisson d’avril (1954) et, surtout, La traversée de Paris (1956). Il a aussi révélé Gérard Oury en maître du rire, lui qui, encouragé par de Funès, a attendu sa quatrième réalisation pour oser la comédie.

Le cinéaste et son producteur Robert Dorfmann veulent prolonger ce triomphe. Pas question d’un Corniaud 2, ni du remake américain que propose Hollywood. Il s’agit surtout de mettre en valeur cet irrésistible duo, issu de la longue tradition de la comédie, celle des Laurel et Hardy, Dean Martin et Jerry Lewis, clowns blancs et augustes…

Cette fois-ci, les deux acteurs ne se quitteront quasiment pas, alors que, dans Le corniaud, ils apparaissaient très peu ensemble. Entre-temps, Louis de Funès – qui vient aussi de cartonner avec Le gendarme de Saint-Tropez et Fantômas – a rejoint Bourvil au niveau de la popularité… et du cachet.

Travail de bénédictin
Le corniaud est en salles depuis un mois quand Gérard Oury se remet au travail. Il ressort des tiroirs une ancienne idée: l’histoire d’un avion américain abattu au-dessus de Paris, dont les pilotes sautent en parachute. Dans cette version originale, deux sœurs jumelles vont les conduire en zone libre. L’une, bigote, les mène de couvent en couvent. L’autre, aux mœurs légères, les guide de maisons closes en bordels.

Pour adapter ce projet, Oury retrouve son scénariste Marcel Jullian, alors que Danièle Thompson, fille du cinéaste, se verra pour la première fois créditée coscénariste. Ce trio d’orfèvres, que rejoint parfois Robert Dorfmann, va peaufiner chaque scène, détailler chaque personnage, reprendre chaque rebondissement.

Dans une maison qu’on lui prête au Cap-d’Ail, la fine équipe échange des idées de gags, rigole, s’engueule, cherche encore. «Loin des sollicitations de la capitale, pendant six semaines d’affilée, tous les jours de 8 h 30 à 12 h 30 et de 14 h à 18 h 30, ils réalisent un travail de bénédictin», écrit Vincent Chapeau dans Sur la route de La grande vadrouille*, ouvrage de référence réédité l’automne dernier pour les cinquante ans du film.

Rigueur et improvisations
L’alchimie naît de ce mélange entre l’écriture rigoureuse, les dialogues qui claquent, le travail sur le rythme et l’ajout d’improvisations sur le tournage. Complices et complémentaires, Bourvil et de Funès vont en effet s’amuser et suggérer des modifications que le réalisateur accepte ou pas.

Ainsi de la célèbre scène où Stanislas se retrouve sur les épaules d’Augustin: le scénario prévoyait leur chute, mais de Funès a préféré tester cette chevauchée, qui a fait rire tout le monde sur le plateau. On la garde! De même pour une des plus fameuses répliques: alors que Bourvil-Augustin découvre les planeurs en constatant qu’«il n’y a pas d’hélice, hélas», le pilote et cascadeur Gérard Streiff lâche, du fond de la salle: «C’est là qu’est l’os!» Eclat de rire général. On la garde!

La séquence de l’hôtel (où Stanislas partage son lit avec un officier allemand ronfleur) a aussi été modifiée en cours de tournage. Aux lits jumeaux du scénario, les deux comédiens préféraient un seul lit et ont fini par convaincre Gérard Oury. Qui en a profité pour ajouter des gags devenus mythiques.

Merci Malraux
Le film est en outre le premier jamais tourné à l’Opéra Garnier, où de Funès, ancien pianiste de bar, dirige lui-même l’orchestre, après une intense préparation. Oury a obtenu l’autorisation de filmer en ces lieux somptueux avec l’appui d’André Malraux, ministre de la Culture. Et un peu de malice: le réalisateur avait demandé la composition de la musique originale à Georges Auric, directeur de l’Opéra Garnier…

Au final, plus de 200 plans seront tournés dans cet incroyable décor, avec parfois un millier de figurants en costumes. «Une gageure titanesque», souligne Vincent Chapeau. En rappelant au passage que La grande vadrouille comprend 1313 plans, alors que la moyenne se situe plutôt autour des 700 à 800. Un rythme digne d’un film d’action, de ceux qui ne pardonnent aucun temps mort.

Après ce nouveau succès phénoménal (lire ci-dessous), Oury et Dorfmann souhaiteront évidemment poursuivre l’aventure avec ce duo comique si efficace. Ils veulent adapter Ruy Blas, de Victor Hugo. La maladie de Bourvil empêchera ces retrouvailles. Après sa mort, le 
23 septembre 1970, Yves Montand le remplacera dans le rôle de Blaze pour ce qui deviendra La folie des grandeurs.

*Vincent Chapeau, 
Sur la route de La grande vadrouille, Hors Collection, 144 pages

Une comédie à grand spectacle
«Il a fallu plus de vingt ans pour qu’on ose rire d’une époque si cruelle», écrit L’Aurore à la sortie de La grande vadrouille, fin 1966. En réalité, le film n’est pas le premier à traiter ainsi de l’Occupation: sorti en 1959, Babette s’en va-t-en guerre (de Christian-Jaque, avec Brigitte Bardot) misait aussi sur l’humour. Gérard Oury en signait déjà le scénario.

Auréolé de sa réussite du Corniaud, le réalisateur a droit au plus important budget jamais accordé à un film français. De quoi réunir une équipe de première classe, Bourvil et de Funès, bien sûr, mais aussi la vedette anglaise Terry-Thomas pour le rôle de Big Moustache.

Alors que la comédie se contentait souvent de petits films en noir et blanc, le budget de «La grande vadrouille» permet des décors grandioses, des cascades spectaculaires…

Côté technique, il choisit les meilleurs: Claude Renoir (neveu de Jean) comme directeur de la photographie, Albert Jurgenson pour le montage…

Alors que la comédie se contentait souvent de petits films en noir et blanc, ce budget permet des décors grandioses, des cascades spectaculaires et une reconstitution méticuleuse de l’Occupation, avec véhicules et accessoires récupérés du tournage de Paris brûle-t-il? de René Clément.

La grande vadrouille, n’en déplaise aux Cahiers du cinéma qui parlent du «film le plus fauché et le plus minable de l’année», est un grand spectacle, avec chutes d’avions, courses-poursuites et citrouilles jetées sur la route. Ce n’est pas la saison? Qu’importe, la production en fait venir 150 de chez Fauchon… Oury renoncera en revanche à la fin dont il rêvait: la traversée des Pyrénées à skis semblait trop compliquée.

Plus de spectateurs que d’habitants
Dès la première, le jeudi 8 décembre 1966 dans un cinéma des Champs-Elysées, le film triomphe. L’Express rapporte que, à l’issue de cette projection, Bourvil, de Funès, Oury et le producteur Robert Dorfmann ont mis une demi-heure pour traverser la salle et regagner la sortie, sous les félicitations et les embrassades.

Le public s’attache à ces deux Français moyens, ni héros, ni collabos, pris dans les tourments de l’histoire. Devant certains cinémas, les files d’attente atteignent deux heures. Dans plusieurs villes, le film compte plus d’entrées qu’il n’y a d’habitants.

En France, il totalisera 17  267 607 spectateurs, battant le record d’Autant 
en emporte le vent, sorti en 1950. Celui 
de La grande vadrouille tiendra jusqu’à Titanic (1998, 21,7 millions) et, pour un film français, Bienvenue chez les Ch’tis (2008, 20,5 millions).

Il faudra attendre neuf ans pour la première diffusion télévisée, le 1er janvier 1976 sur Antenne 2. Depuis, il est passé 18 fois sur petit écran, rien qu’en France. Bien moins que Deux heures moins le quart avant Jésus-Christ et Le pacha, qui, avec 28 diffusions, se trouvent en tête de la liste des films les plus diffusés à la télévision depuis 1957.

La grande vadrouille n’occupe que la 129e position de ce classement établi par le Centre national du cinéma. Mais aucun de ceux qui le précèdent ne peut se targuer de réunir à chaque fois une dizaine de millions de téléspectateurs…

Ce qu’en disaient les critiques
«Probablement le film le plus fauché et le plus minable de l’année (…) Gags aussi vieux que Nabuchodonosor, téléphonés un quart d’heure à l’avance, Teutons très cons, trognes rubicondes. (…) [Une] consternante farce rétrograde». Michel Mardore, Les Cahiers du cinéma.

«Au fur et à mesure que le temps et les images passaient, ma bonne humeur passait aussi et c’est tout juste si les quelques gags (j’hésite à employer ce pluriel) me sortaient de mon ennui.» Michel Avice, Téléciné.

«Il y a longtemps que j’avais ri et m’étais détendu de si bon cœur, sans gêne et sans appréhension. Vive le cinéma comique de cette belle venue, qu’on peut voir en famille, avec des enfants et aussi avec de grosses têtes d’intellectuels.» Michel Duran, Le canard enchaîné.

«Plus que vulgaire: bourgeois. (…) L’occupation rigolarde à base de ronflements, d’éternuements, de personnages bigleux et de citrouilles. Le spectacle d’une telle abjection tue le rire.» Claude Pennec, Arts.

«On ne saurait refuser sa sympathie à un divertissement dominé par un constant souci de qualité.» Jean de Baroncelli, Le Monde.

«[Ce film] est littéralement atterrant pour quiconque tient le cinéma pour un art non indigne, non inférieur aux autres. C’est aussi bête, aussi vulgaire, aussi indécent que le plus bêtement bourgeois théâtre de boulevard. (…) Tout y est pour que ce soit bête et laid.» Albert Cervoni, France-Nouvelle.

«Faire la fine bouche serait ridicule. Il faut l’affirmer: La grande vadrouille est un grand film comique français (…). C’est le premier film de guerre où ne coule pas une seule goutte de sang. Pas un mort, pas un blessé. Nous sommes purement et simplement dans une farce guignolesque.» Samuel Lachize, L’Humanité.

Posté le par Eric dans Cinéma, Série d'été / Populaire… et après? Déposer votre commentaire

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