Yves Rosset: notre temps, comme il va

En mêlant l’intime et les échos de l’actualité, 
Yves Rosset signe avec Les externalités négatives une saisissante chronique de notre «société 
de surabondance». Un tourbillon fascinant, 
entre Berlin et le pays vaudois.

© Julia Baier

Par Eric Bulliard

C’est un livre qui vibre et qui vit. Un livre plein d’interrogations, de réflexions, de doutes, qui touche juste et fort. Avec Les externalités négatives, Yves Rosset (Vaudois installé à Berlin depuis plus de vingt-cinq ans) signe une chronique sans fard de notre époque devenue folle.

Le titre, un rien abscons, vient du monde économique. Externalité désigne «le fait que l’activité de production ou de consommation d’un agent affecte le bien-être d’un autre sans qu’aucun des deux reçoive ou paye une compensation pour cet effet». Toute une vision du monde, de notre société de surconsommation aveugle se comprend donc dans l’expression Externalités négatives.

De janvier à décembre, ces carnets d’Yves Rosset retracent l’année 2011, telle qu’il l’a vécue. Celle du printemps arabe, de Fukushima et d’Anders Breivik. Celle de la mort de Steve Jobs et de l’affaire DSK, «sur presque sept milliards d’êtres humains, cette nouvelle-là». A ces événements répond un deuil: l’écrivain se souvient de la maladie puis des derniers jours d’une tante qui lui est chère et dont il va vider le grenier.

Souvent, il s’adresse à elle, et la force du livre naît notamment de ce contrepoint poignant, de l’alternance entre les questionnements intérieurs, les échos du monde et cette douleur intime: «Puis soudain, j’avais eu peur, car avec toi, si tu partais, ce serait la voix du monde des ancêtres paternels qui disparaîtrait, monde que je voulais encore que tu me racontes, que tu m’ouvres, me transmettes…»

Bundesliga et Jaccottet
Au fil des mois, Yves Rosset observe le monde autour de lui, se désespère, sourit parfois. Il voit ses enfants grandir, débat avec des amis, déplore les «polluantes vagues easyjetiennes» déferlant sur son quartier de Berlin, se désole d’une «société de l’hyperabondance», où «la quantité d’énergie fossile produite en un million d’années par la Terre était consommée en une année». Où «notre niveau de consommation s’était multiplié par six au cours des cinquante dernières années». Un monde où prendre son temps est devenu un luxe, songe-t-il lors d’un de ses nombreux voyages en train de Berlin à Lausanne.

Mais comment puis-je dire que je suis écrivain avec seulement deux livres à quarante-six ans?

Le livre est aussi celui d’un intellectuel jamais pédant, qui évoque Gerhard Richter, Walter Benjamin, Terrence Malick, Lars von Trier et se demande ce qu’il va lire «pendant les trois mois jusqu’à la reprise du championnat» de Bundesliga. Il cite Jaccottet, Flaubert, Ramuz, Garcia Lorca, Baudelaire et s’interroge: «Mais comment puis-je dire que je suis écrivain avec seulement deux livres à quarante-six ans?» Angoisse.

L’attention au quotidien
Révélé par Aires de repos sur l’autoroute de l’information (prix Georges-Nicole 2001), Yves Rosset n’a peut-être pas publié beaucoup de livres, mais ces Externalités négatives le confirment en écrivain intense et original. A chaque page, on reste épaté par l’extrême attention portée au quotidien, aux images et aux informations qui l’assaillent, au temps qui passe: «Comment l’on se sent lorsque l’on voit les dos de ses livres jaunir dans la bibliothèque.»

Il y a ici une hypersensibilité qui pousse aux questionnements sans faux-fuyant, y compris quand il s’agit de pointer ses propres contradictions, ses faiblesses. Il se décrit par exemple en «réfugié bobo ayant complètement manqué le train du mouvement hipster». Plus loin, il avoue une «admiration sans limite pour les êtres qui risquent leur vie en Syrie, en Jordanie, en Libye, pour vivre plus humainement, plus démocratiquement, et malaise de moi-même qui ne fait que geindre dans la surabondance».

Ses phrases claquent et nous emportent dans un tourbillon où se mêlent articles de journaux, informations télévisées, souvenirs de lectures, visages croisés dans la rue… Des catastrophes, des drames et puis «les jours nous reprennent, leur petit trot et leurs petits soucis». Parce qu’une actualité chasse l’autre, un nouveau souci remplace un questionnement.

Mais où, pensais-je, sont mes bons vieux Vaudois AOC ramuzroudjaccottetchessexgillesdelamuriens?

Avec une aisance assez stupéfiante, Yves Rosset juxtapose sans transition ses observations, ses sentiments, ses impressions. Il crée ainsi un rythme, souvent effréné, enivrant, usant régulièrement de phrases averbales, sèches, sans tomber dans le procédé facile.

«Mille petits moments»
Cela donne des passages tournoyants: «D’un fait à l’autre, d’un sujet au suivant. Les émotions générées par les montages post-life de certains shows télévisés. Ma production qui est à des années-lumière. Tout est dans l’art de la répartition des forces. Le projet pour l’aéroport de Francfort-sur-le-Main vise 126 mouvements de vol par heure d’ici 2020. Le projet de loi sur la forêt amazonienne discuté ces jours par les parlementaires brésiliens…»

Entre Berlin et le pays vaudois qu’il peine parfois à reconnaître («Mais où, pensais-je, sont mes bons vieux Vaudois AOC ramuzroudjaccottetchessexgillesdelamuriens?») Yves Rosset nous tend un miroir saisissant. Feuilletant de vieux Spiegel, il remarque: «Se perdre dans mille petits moments qui sont autant d’aspects du grand tout.» Ailleurs, il note: «Passer d’un truc à l’autre, c’est la vie» Et cette formule simple résume ce flot qui nous arrive au visage, ce projet littéraire ample et puissant.

Yves Rosset, Les externalités négatives, Bernard Campiche, 256 pages

Posté le par Eric dans Littérature, Livres Déposer votre commentaire

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